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III           Une écriture en perpétuel devenir

1       Le langage comme reflet du réel

Le bonheur est un leitmotiv de toute l'œuvre de Simone de Beauvoir. Ses romans montrent comment un personnage lutte pour accéder au bonheur ; il est un thème privilégié des Mémoires. Depuis sa petite enfance, Simone de Beauvoir a le goût du bonheur et la passion d'être heureuse. Elle dresse le portrait d'une petite fille très joyeuse : « Protégée, choyée, amusée par l'incessante nouveauté des choses j'étais une petite fille très gaie ».[163]

Elle est heureuse parce que ses parents le sont. Il faut souligner que ces derniers sont très joyeux lorsqu'elle est petite fille, puis à l'adolescence, lorsque les relations qu'elle a avec eux se dégradent, ils deviennent maussades et moroses. Peut-être est-ce parce qu'ils ne l'apprécient plus qu'elle se plaît à donner d'eux au lecteur une image désagréable. Quoi qu'il en soit, lorsqu'elle est enfant, le bonheur règne à la maison. Ils ne vivent pas encore dans le "sinistre" appartement du 71 rue de Rennes mais dans un bel appartement au 103 boulevard Montparnasse juste au-dessus du café de la Rotonde. Simone de Beauvoir nous décrit avec une telle exactitude l'appartement de sa petite enfance que nous sommes en droit de nous demander quelle est la part de souvenirs exacts et la part de reconstitution. Ses parents sont jeunes et joyeux : « Toute petite mon père m'avait subjuguée par sa gaieté et son bagou. En grandissant j'appris à l'admirer plus sérieusement. Je m'émerveillais de sa culture et de son intelligence, de son infaillible bon sens ».[164] De sa mère elle dit : « Mes premiers souvenirs sont ceux d'une jeune femme rieuse et enjouée ». En étant gaie la petite fille s'inscrit dans la lignée familiale et respecte le modèle qui lui est montré par ses parents. De plus notre mémorialiste montre l'influence du milieu sur la jeune enfant.

La petite fille aime toute sa famille. Elle adore dîner chez ses grands-parents maternels, chez ses grand-tantes et surtout chez les grands-parents paternels qui possèdent une maison de vacances à Meyrignac, dans la région bordelaise. Le portrait qu'elle nous dresse de sa petite enfance est digne d'un conte de fées : toute sa famille se presse autour de son berceau « mon ciel était étoilé d'une myriade d'yeux bienveillants. [...] A la maison le moindre incident suscitait de vastes commentaires on écoutait volontiers mes histoires, on répétait mes mots. Grands-parents, oncles, tantes, cousins, une abondante famille me garantissait mon importance. En outre, tout un peuple surnaturel se penchait sur moi avec sollicitude ». [165] Le vocabulaire employé est digne d'un conte de fées. La petite fille est mystifiée d'ailleurs par son entourage (mais tous les enfants ne le sont-ils pas ?) et se considère comme une héroïne (joyeuse) de conte. Le mal ne peut pas l'atteindre, elle considère le monde avec optimisme « le mal gardait ses distances. Je n'imaginais ses suppôts qu'à travers des figures mythiques : le diable, la fée Carabosse, les sœurs de Cendrillon ; faute de les avoir rencontrées en chair et en os, je les réduisais à leur pure essence. ». [166]

La petite fille ne connaît donc pas les épouvantes, les terreurs de l'enfance. Elle est confiante, optimiste. De plus, elle est capable de percevoir immédiatement que les démons dont lui parlent les adultes, sont des abstractions. Nous pouvons nous étonner, et à juste titre, ne pas croire, ce que notre mémorialiste nous raconte ; en effet la peur est un sentiment lié à l'enfance et il serait bien étonnant que, aussi précoce que la petite Simone puisse être, elle ne l'ait pas ressentie.

Une courageuse fillette : couverture du Petit Journal (1901)

 

L'essentiel pour notre mémorialiste est de se présenter comme une petite fille optimiste et ainsi de consolider l'image qu'elle veut donner d'elle adulte : celle d'une femme solide, forte et optimiste. Or, l'optimisme est peut-être bien plus la capacité de combattre ses peurs que l'incapacité d'avoir peur, ce qui serait faire montre d'une grande insensibilité. Voulant confirmer son image de petite fille joyeuse, Simone de Beauvoir écrit dans Tout compte fait :

« Je me suis ouverte au monde avec confiance. Les adultes subissaient mes caprices avec une souriante complicité : cela m'a convaincue de mon pouvoir sur eux. Mon optimisme a encouragé cette exigence qui me posséda dès le début de mon histoire et me lâcha plus : d'aller au bout de mes désirs, de mes actes, de mes pensées ». [167]

Selon notre mémorialiste, le goût du bonheur est quelque chose qui est donné dès l'enfance ou qui ne sera jamais.

« Un début heureux incite le sujet à tirer des circonstances le meilleur parti possible ; s'il est malheureux, il se crée un cercle vicieux : on laisse passer des opportunités, on s'enferme dans le refus, la solitude, la morosité ». [168]

Elle est fière et heureuse de sa place d'aînée dans la famille et adore ses parents jusqu'à l'adolescence :

« Satisfaite de la place que j'occupais dans le monde, je la pensais privilégiée. Mes parents étaient des êtres d'exception, et je considérais notre foyer comme exemplaire. Papa aimait se moquer, et maman critiquer ; peu de gens trouvaient grâce devant eux, alors que je n'entendais jamais personne les dénigrer : leur manière de vivre représentait donc la norme absolue ». [169]

Jamais la fillette ne remet en question ses parents et elle ne s'invente pas une autre famille. Le roman familial théorisé par Freud est inexistant et nous pouvons douter de la sincérité de Simone de Beauvoir ; car tout enfant imagine avoir des parents différents, une histoire autre que la sienne comme le souligne Marthe Robert dans Roman des origines, origine du roman.

Notre mémorialiste contre-attaque à toute éventuelle postulation psychanalytique, elle a tout de suite été heureuse dans sa famille et se sentait bien dans sa peau : « Je n'aurais échangé contre aucun paradis le parc de Meyrignac, contre aucun palais notre appartement. L'idée que Louise, ma sœur, mes parents puissent être différents de ce qu'ils étaient ne m'effleurait pas. Moi-même je ne m'imaginais pas avec un autre visage, une autre peau : je me plaisais dans la mienne ». Cette affirmation a vraiment tout pour ressembler à une dénégation. Simone de Beauvoir affirme qu'elle avait tout pour être heureuse et qu'elle l'était. Elle affirme également ne pas s'être intéressée à la sexualité et au mystère de la naissance : « Le problème de la naissance m'inquiétait peu. On me raconta d'abord que les parents achetaient leurs enfants : ce monde était si vaste et rempli de tant de merveilles inconnues qu'il pouvait bien s'y trouver un entrepôt de bébés. »[170]. Pour une petite fille curieuse, elle manifeste un manque d'intérêt bien étonnant. Cette dénégation du problème de la sexualité est une charge contre la psychanalyse.

La petite fille veut être heureuse aussi décide-t-elle de trouver le bonheur dans les choses qui sont à sa portée. « J'avais mes livres, mes jeux et partout des objets de contemplation plus dignes d'intérêt que de plates images : des hommes et des femmes de chair et d'os ».[171] Elle garde cette attitude toute sa vie, le bonheur se trouve dans ce qui l'entoure, et elle se doit de le trouver. Elle apprend à se féliciter de son sort et à être heureuse de tout. Ainsi lorsque la condition financière de ses parents se dégrade fait-elle de nécessité vertu et décide d'être heureuse malgré les privations :

« les miséreux, les voyous, je les considérais comme des exclus, mais les princes et les milliardaires se trouvaient eux aussi séparés du monde véritable : leur situation insolite les en écartait... Je croyais avoir accès aux plus hautes comme aux plus basses sphères de la société ; en vérité les premières m'étaient fermées et j'étais radicalement coupée des secondes ».[172]

Elle retrouve ce même comportement à l'âge adulte. La "médiocrité" financière qu'elle connaît avec Sartre doit la satisfaire. Elle se dit pleinement heureuse de ce qu'elle possède :

« Quand nous mangions dans nos chambres du pain et du foie gras Marie (Sartre et elle), quand nous dînions à la brasserie Demary dont Sartre aimait la lourde odeur de bière et de choucroute, nous ne nous sentions privés de rien. [...] qu'est-ce que le bar du Ritz aurait pu nous offrir de plus ? ».[173]

Le bonheur est une chose qu'elle doit "posséder" ! Elle ne peut se contenter de choses qu'elle posséderait à distance. Elle lie étroitement le bonheur et l'alimentation. En avalant un aliment la petite Simone est sûre de le posséder aussi voudrait-elle croquer le monde :

« Je faisais craquer entre mes dents la carapace d'un fruit déguisé, une bulle de lumière éclatait, contre mon palais avec un goût de cassis ou d'ananas : je possédais toutes les couleurs et toutes les flammes, les écharpes de gaze, les diamants, les dentelles ; je possédais toute la fête. Les paradis où coulent le lait et le miel ne m'ont jamais alléchée, mais j'enviais à Dame Tartine, sa chambre à coucher en échaudé : cet univers que nous habitons s'il était tout entier comestible, quelle prise nous aurions sur lui ! ». [174]

Les objets qui sont censés lui procurer le bonheur elle doit se "donner" à eux. Le terme de "don", le verbe "donner" sont d'ailleurs des leitmotiv des passages qui parlent du bonheur : « J'appris aussi que pour entrer dans le secret des choses, il faut d'abord se donner à elles ». [175]

Elle parle de ces voyages qui lui donnent tellement de bonheur : « "A quoi bon voyager ? On ne se quitte jamais" m'a dit quelqu'un. Je me quittais, je ne devenais pas une autre mais je disparaissais. Peut-être est-ce le privilège des gens très actifs ou très ambitieux sans cesse en proie à des projets que ces traces où soudain le temps s'arrête, où l'existence se confond avec la plénitude immobile des choses : quel repos ! quelle récompense ! A Avila, le matin, j'ai repoussé les volets de ma chambre j'ai vu contre le bleu du ciel, des tours superbement dressées passé avenir, tout s'est évanoui ; il n'y avait plus qu'une glorieuse présence : la mienne, celle de ses remparts, c'était la même et elle défiait le temps »[176]. Le bonheur est lié à la dissolution de son moi dans la chose désirée. En se donnant à la chose qui crée son bonheur, elle se perd elle-même, tout se déroule comme si son moi n'était pas une "structure" solide. Mais se donner à la chose, lui procure également la chose qu'elle désire, alors Simone de Beauvoir a l'impression de posséder le monde.

« Je connaissais des trêves : je contemplais. C'était une fabuleuse récompense, ces moments où le souci d'exister se perdait dans la plénitude des choses avec lesquelles je me confondais ». [177]

En voyage avec Sartre

 

De la même façon que petite fille elle croyait pouvoir se confondre avec Dieu, elle pense pouvoir fusionner avec le monde, ce qui assurerait le bonheur. Le bonheur consiste à oublier son moi pour devenir le "monde". Le bonheur est donc la conséquence, la suite logique de sa recherche spirituelle.

Elle a effectivement renoncé à Dieu pour le bonheur terrestre. Ainsi nous raconte-t-elle comment elle a perdu la foi :

« Je plongeai mes mains dans la fraîcheur des lauriers-cerises [...] "Je ne crois plus en Dieu" me dis-je sans grand étonnement. C'était une évidence si j'avais cru en lui, je n'aurais pas consenti de gaieté de cœur à l'effacer. J'avais toujours pensé qu'au prix de l'éternité ce monde comptait pour rien, il comptait, puisque je l'aimais, et c'était Dieu soudain qui ne faisait plus le poids : il fallait que son nom ne recouvrit plus qu'un mirage ». [178]

Elle ne peut pas supporter que Dieu s'interpose entre ses bonheurs et elle-même aussi s'en "débarrasse"-t-elle purement e t simplement.

De plus, elle ne peut pas devenir Dieu mais croit pouvoir devenir les choses qu'elle désire : « Je veux toucher Dieu ou devenir Dieu » [179] déclare-t-elle à dix-sept ans. Face à ce rêve impossible, elle se tourne vers le monde terrestre et il devient l'objet de son mysticisme. Elle veut se confondre avec la terre :

« Lorsque j'eus renoncé au ciel, mes ambitions terrestres s'accusèrent : il fallait émerger. [...] Cette répétition indéfinie de l'ignorance, de l'indifférence équivalait à la mort. Je levai les yeux vers le chêne : il dominait le paysage et n'avait pas de semblable. Je serais pareille à lui ».[180]

La nature tient une place privilégiée dans sa vie. Elle est synonyme de bonheur car elle peut se donner à elle toute entière et a l'impression qu'elle peut posséder la nature. La nature est liée à la liberté car personne ne s'interpose entre eux :

« Mon temps n'était plus réglé par des exigences précises du moins leur absence se trouvait largement compensée par l'immensité des horizons qui l'ouvraient à ma curiosité. Je les explorais sans recours : la médiation des adultes ne s'interposait plus entre le monde et moi ».[181]

Elle réalise à Meyrignac son rêve de se confondre avec l'absolu, de quitter sa "peau" :

« Je me sentais devenir l'odeur houleuse des blés noirs, l'odeur des bruyères, l'épaisse chaleur de midi ou le frisson des crépuscules, je pesais lourd et pourtant je m'évaporais dans l'azur, je n'avais plus de bornes ». [182]

La nature n'est pas tragique et ne reflète pas, comme dans l’œuvre de Sartre et de Camus, la faiblesse de l'homme et son absence à connaître le monde. La nature est heureuse car notre auteur s'y projette et voit dans celle-ci son reflet tel Narcisse en son miroir.

Le bonheur ne peut être atteint que si la jeune femme, puis la jeune fille, poussée par sa volonté démiurgique croit connaître la totalité du monde réel. Sa volonté se doit d'être totale, totalisante, ainsi explore-t-elle systématiquement les endroits qui doivent la rendre heureuse (cf. ses promenades à Marseille, La force de l'âge, p. 105-106). Lorsqu'elle décide de découvrir la littérature américaine au début des années trente, elle s'y adonne avec frénésie et a l'ambition assez folle de lire tous les grands auteurs américains modernes :

« J'absorbais Whitman, Blake, Yeats, Synge, Sean O'Casey, tous les Virginia Woolf, des tonnes d'Henry James, George Moore, Swinborne, Swinreton, Rébecca West, Sinclair, Lewis, Dreiser, Scherwood, Anderson, toutes les traductions publiées des "feux croisés" et même en anglais, l'interminable roman de Doroty Richardson qui réussit pendant dix ou douze volumes à me raconter strictement rien ».[183]

Sa découverte de l'Amérique se doit aussi d'être complète. Elle croit la connaître parfaitement en allant voir les films « ou jouaient Greta Garbo, Marlène Dietrich, Joan Crawford, Sylvia Sydney, Kay Francis ».[184]

L'actrice Greta Garbo

 

La vie de notre mémorialiste doit donc pour être réussie : « satisfaire à deux exigences : être heureuse et me donner le monde ».[185] Mais le bonheur est quelque chose qui se conquiert. La petite fille était très heureuse, mais à l'adolescence, comme nous l'avons déjà vu, elle se trouve rejetée de son milieu. A dix-huit ans, elle réalise que le bonheur ne lui est plus assuré :

« Le bonheur en revanche, je l'avais connu, je l'avais toujours voulu, je ne me résignai pas facilement à m'en détourner. Si je m'y décidai, c'est que je crus qu'il m'était à jamais refusé. Je ne le séparai pas de l'amour, de l'amitié, de la tendresse, et je m'engageai dans une entreprise irrémédiablement solitaire ».[186]

Elle décide alors de le retrouver grâce à sa volonté. Elle remplace sa naïveté par la volonté et de vraies exigences. Elle doit se battre pour être heureuse. Aussi fait-elle le lien entre sa volonté d'être heureuse et l'intransigeance que devait lui donner sa volonté démiurgique. Alors que petite fille, elle n'avait qu'à suivre ses goûts et ses envies pour être heureuse et plaire à son entourage, son père à l'adolescence la dénigre et la considère comme un monstre. Elle prend la décision de pousser "sa nature" d'élève sérieuse aussi loin qu'elle le peut :

« J'étais mal douée pour la résignation, en poussant au paroxysme l'austérité qui était mon lot, j'en fis une vocation, sevrée de plaisirs, je choisis l'ascèse, au lieu de me traîner languissement à travers la monotonie de mes journées j'allais devant muette, l’œil tendu vers un but invisible ».[187]

Ces emplois du temps frénétiques, sa furie d'étudier ne sont pas simplement docilité d'enfant sage « de jeune fille rangée », ils lui permettent de combattre l'ennui et le désespoir ; ils doivent lui permettre de retrouver le bonheur. Celui-ci est lié à sa volonté démiurgique, elle refuse de transiger avec le principe de réalité. Le réel doit s'asservir à ses plans, et lui donner le bonheur. « Vous êtes une "schizophrène" me disait souvent Sartre : au lieu d'adapter mes projets à la réalité, je les poursuivais envers et contre tout, tenant le réel pour un simple accessoire... Cette schizophrénie m'apparaît comme une forme extrême et aberrante de mon optimisme ; je refusais, comme à vingt ans, que la vie eût d'autres volontés que les miennes ».[188] Elle garde cette habitude toute sa vie (fidèle à son désir incroyable et irréalisable de se conserver toute entière en continuant de progresser), elle rejette tous les éléments du réel qui pourraient contrecarrer ses plans et donc empêcher son bonheur.

Celui-ci est lié à la volonté, il se construit étape par étape, pas à pas. La contingence est quelque chose de terrible, qu'elle ne peut pas supporter. Tout doit être nécessaire dans la vie, c'est-à-dire voulu et décidé par un emploi du temps et dans un but précis. Il y a quelque chose de tout à fait surprenant dans le fait que cette femme, qui est une existentialiste et donc persuadée d'être complètement libre refuse de se laisser aller au fil des jours et n'accepte pas une partie de sa liberté qui crée de l'angoisse.

Son cousin Jacques, l'amour de son adolescence, avait découvert, lui aussi que rien dans la vie ne menait à rien :

« Son scepticisme manifestait de lucidité ; au fond ; c'était moi qui manquais de courage quand je me déguisais la triste relativité des fins humaines ; oui, il osait s'avouer qu'aucun but ne méritait un effort. Il perdait son temps dans les bars ? Il y fuyait son désespoir, et il lui arrivait d'y rencontrer la poésie ». [189]

L'attitude de son cousin Jacques est la conséquence d'un scepticisme qu'elle reconnaît en elle. Seulement, elle se refuse d'y sombrer et s'acharne à construire le réel à sa guise pour ne pas sombrer dans le désespoir et conserver ce bonheur qui est tellement important pour elle ; elle nous explique sa stratégie pour conquérir le bonheur : « souvent dans la vie, j'eus recours à ce stratagème : doter mes activités d'une nécessité dont je finissais par être la proie ou la dupe : c'est ainsi qu'à dix-huit ans, je m'étais sauvée de l'ennui par la frénésie ». [190] Simone de Beauvoir nomme, à juste titre, sa volonté "manie". Celle-ci est également un refus de transiger avec le principe de réalité.

Simone de Beauvoir se présente comme une amoureuse du réel. Elle n'a pas du tout le raisonnement d'un Marcel Proust dans Le temps retrouvé : « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature ».

Le réel est bien plus essentiel que la littérature. Celle-ci lui sert à échapper au réel lorsqu'il n'est pas satisfaisant et ne lui procure pas le bonheur qu'elle désire. A dix-sept ans, elle se sent seule, incomprise, rejetée par son entourage et elle trouve refuge dans les livres :

« Les livres que j'aimais devinrent une Bible où je puisais des conseils et des secours... Entre moi et les âmes sœurs qui existaient quelque part, hors d'atteinte, ils créaient une sorte de communion ; au lieu de vivre une petite histoire particulière, je participais à une épopée spirituelle. Pendant des mois, je me nourris de littérature : mais c'était alors la seule réalité à laquelle il me fut possible d'accéder »[191]

De la même façon, pendant la guerre elle tente d'oublier le réel menaçant et l'absence de Sartre en allant lire Hegel à la bibliothèque nationale. Cette lecture lui a été conseillée par Sartre, elle est ressentie par notre auteur comme un moyen de le rejoindre. Nous pouvons nous interroger sur la vision étrange de la littérature de notre auteur. Les mots seraient une sorte de palliatif de la réalité. Elle ne semble pas considérer que la littérature permette d'accéder au réel mais bien qu'il existe une rupture entre l'espace littéraire et celui du monde réel. Preuve en est des descriptions des bibliothèques, qui sont nombreuses dans ces deux premiers volumes des mémoires. Jeune agrégative, elle passe ses journées dans les bibliothèques, et nous raconte ainsi les fins d'après-midi :

« A six heures moins un quart, la voix du gardien (de la bibliothèque) annonçait avec solennité : "Messieurs - on va - bientôt fermer." C'était à chaque fois une surprise au sortir des livres, de retrouver les magasins, les lumières, les passants, et le nain qui vendait des violettes à côté du théâtre français ». [192]

Les Mémoires d'une jeune fille rangée qui raconte sa vocation d'écrivain montre qu'elle l'est devenue parce que le monde réel ne lui plaisait pas.

Aussi lorsqu'elle est indépendante financièrement et vit avec Sartre, elle ne concrétise pas immédiatement sa vocation d'écrivain, et préfère, raconte-t-elle, profiter du réel. Elle apprécie le rapport direct au monde, l'utilisation de la sensibilité. Elle se refuse à l'aborder par le biais des mots. Simone de Beauvoir veut nous donner une image d'elle-même qui serait celle d'une femme sensible et non celle d'une intellectuelle (Il est d'ailleurs étrange qu'elle ne comprenne pas que ces deux aspects sont tout à fait conciliables). Ainsi nous rapporte-t-elle des conversations qu'elle avait avec Herbaud (en réalité Maheu), en 1929, l'année de préparation à l'agrégation. Les deux agrégatifs parlent des livres qu'ils aiment et se découvrent une même passion pour Le Moulin sur la Floss de G. Eliot et le Grand Meaulnes d'Alain-Fournier, livres "tendres" destinés aux adolescents. Herbaud dit à Simone de Beauvoir : « Au fond je suis bien plus intellectuel que vous pourtant à l'origine c'est la même sensibilité que je retrouve en moi dont je n'ai pas voulu ».[193] Elle s'acharne à donner d'elle-même une image de femme sensible grâce à de longues descriptions de la nature...

Le conflit qui existe pour elle entre les mots et le réel est d'ailleurs si intense qu'il fut la cause de sa première dispute avec Sartre. C'est la première entorse à l'image de ce couple parfait Beauvoir-Sartre qu'elle ne cesse de mettre en scène tout au long de La force de l'âge. Lors de vacances à Londres durant les vacances de printemps de l'année 1930, Sartre en bon "intellectuel" et futur grand écrivain tente de "résumer" la ville par des mots ; la jeune femme ne peut le supporter : « Sartre, épris comme toujours de synthèse, essaya de définir Londres dans son ensemble, je trouvais son schéma insuffisant, tendancieux et pour tout dire inutile [...] ».[194] Elle conclut ainsi le conflit qui l'oppose à Sartre : « Je tenais d'abord à la vie dans sa présence immédiate, et Sartre, d'abord à l'écriture. Cependant comme je voulais écrire et qu'il se plaisait à vivre, nous n'étions que rarement en conflit ». [195] Dans sa construction du couple Beauvoir-Sartre, notre mémorialiste fait preuve d'un essentialisme contradictoire avec ses opinions philosophiques : le portrait qu'elle nous dresse de leur couple n'évolue jamais, et elle s'acharne à répéter au lecteur qu'ils ne se sont endormis qu'une nuit désunis, et ce à cause d'un différend au sujet de leur conception de la littérature. Le couple qu'elle construit est un "mythe", ce qui est assez surprenant de sa part.

Simone de Beauvoir aime la vie, et à cet égard, il n'est pas étonnant qu'elle lise Tchekhov à l'adolescence. (cf. Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 426). Ce dernier écrit par ellipses, il "concentre" la vie en des phrases simples et brèves. Tout comme Tchekhov notre auteur veut un art simple pour atteindre la vérité absolue. Une fois professeur, Simone de Beauvoir adore lire Virginia Woolf (cf. La force de l'âge, p. 212). Virginia Woolf a ressenti très vivement ce conflit entre la vie et le monde des mots. Elle reprochait ainsi aux livres d'être des peintures inexactes du monde. Dans ses nombreux ouvrages théoriques et dans ses journaux intimes, Virginia Woolf rapporte ses réflexions sur le genre du roman. Nous citerons quelques propos particulièrement significatifs :

« La vie n'est pas une série de lanternes, de voitures disposées symétriquement. La vie est un halo lumineux, une enveloppe semi-transparente qui nous entoure du commencement à la fin de notre état semi-conscient. N'est-ce pas la tâche de l'écrivain de nous rendre sensible ce fluide élément changeant, inconnu et sans limites précises, si aberrant et si complexe qu'il puisse se montrer, en y mêlant aussi peu que possible l'étrange et l'extérieur ».[196]

Virginia Woolf voulut rejeter les conventions établies dans l'art du roman, et approcher le plus possible ce genre de la vie. Elle ne veut rien écarter de la vie. Celle-ci doit se refléter toute entière dans l'écriture. Tout comme Joyce, elle veut un art d'une grande "sincérité'' qui doit aborder même les sujets ingrats et communs de la vie. Virginia Woolf a souligné à plusieurs reprises que notre vie était composée en grande partie d'émotions, de fluctuations, aussi le roman ne devrait-il pas abandonner les émotions et les soubresauts de l'âme mais les intégrer :

« Le roman ou les deux divers romans qu'on écrira dans l'avenir assureront certaines fonctions de la vie. Ils nous donneront les images, les rêves. Mais ils nous donneront aussi le ricanement, le contraste, le doute... ».[197]

Virginia Woolf voulait saisir la vie non pas à la façon des auteurs réalistes, mais à travers la conscience. Elle sait que chaque individu a sa façon de percevoir la vie et elle veut rendre compte dans l'écriture de la vie telle qu'elle apparaît à travers le halo lumineux de la conscience. Virginia Woolf écrit pour échapper à la mélancolie, à la tristesse et se réfugie dans les livres lorsque le monde réel ne la satisfait pas. Toutes proportions gardées, car Simone de Beauvoir n'a jamais connu de profonds moments de dépression comme Virginia Woolf ; nous retrouvons cette volonté d'échapper au réel par les mots dans l’œuvre de notre mémorialiste. De plus, tout comme cette dernière, Virginia Woolf était une lectrice fervente d'autobiographies et de journaux intimes. Il existe une parenté étroite entre ces deux auteurs, Virginia Woolf aimait les œuvres de Meredith et correspondait avec Katherine Mansfield.

Or, Simone de Beauvoir lit Mérédith (cf. La force de l'âge, p. 54), le journal et les lettres de Katherine Mansfield (cf. La force de l'âge, p. 118). Simone de Beauvoir se rattache à toute une "famille" d'écrivains : Joyce, Virginia Woolf, Faulkner. Elle légitime son statut contesté d'écrivain dans La force de l'âge en citant les grands noms de la littérature :

« Nous nous tenions toujours au courant, Sartre et moi, des nouveautés. Deux noms marquèrent pour nous l'année. L'un fut celui de Faulkner dont on publia presque simultanément en français Tandis que j'agonisais et Sanctuaire. Devant lui, Joyce, Virginia Woolf, Hemingway, et quelques autres avaient refusé la fausse objectivité du roman réaliste pour livrer le monde à travers des subjectivités. [...] Ses récits nous touchaient à la fois par leur art et par leurs thèmes ».[198]

Elle tente de se rendre compte de la réalité telle qu'elle apparaît à la conscience dans son rapport direct au monde. Elle veut transcrire dans l'écriture les mécanismes des structures de la conscience et la façon dont celle-ci perçoit le monde. Son écriture se veut phénoménologique, ce qui n'est pas pour nous surprendre puisque la philosophie existentialiste s'inspire de la phénoménologie de Husserl. Aussi l'écriture des mémoires utilise-t-elle comme principale figure de style l'asyndète. Simone de Beauvoir tente de décrire les faits un par un dans leur immédiateté. Les phrases sont brèves, utilisent le moins possible les adjectifs et se veulent une simple description des faits. La description de la mort de son grand-père alors qu'elle est âgée de vingt ans se refuse à tout lyrisme :

« Le lendemain, une lettre de Meyrignac m'apprit que grand-père était gravement malade, qu'il allait mourir ; je l'aimais bien, mais il était très âgé, sa mort me semblait naturelle et je ne m'attristais pas... A Meyrignac, toute la famille s'était assemblée [...] je ne m'arrachai pas un soupir. Enfance, adolescence, et le sabot des vaches heurtant sous les Etoiles la porte de l'étable, tout cela était derrière moi, déjà trop loin. J'étais prête à présent pour quelque chose d'autre. Dans la violence de cette attente, les regrets s'anéantissaient ».[199]

Sa prose peut nous apparaître parfois un peu sèche pour décrire la mort de son grand-père, la perte du domaine familial et par là la rupture avec son enfance.

Cette sécheresse de la prose se retrouve dans les descriptions maniaques des paysages ou bien dans les longs et minutieux récits de voyages. Citons par exemple l'exhaustive description qu'elle dresse de son voyage en Italie en 1933 :

« Cette année-là Mussolini avait organisé à Rome une "exposition fasciste" et pour y attirer les touristes étrangers, les chemins de fer italiens leur consentaient une réduction de 70 %. Nous en profitâmes sans scrupule [...]. Nous visitâmes les plus belles villes de l’Italie Centrale, nous passâmes deux semaines à Florence. Nous avions décidé de réserver Rome pour un autre voyage et nous ne nous y arrêtâmes que quatre-jours [... ] C'est aussi à Venise, près du pont du Rialto, que pour la première fois nous avons aperçu des S.S. en chemises brunes, ils étaient d'une toute autre espèce que les petits fascistes noirs, très grands, les yeux vides, ils marchaient d'un pas raide. Trois mille chemises brunes paradant à Nuremberg : c'était effrayant à imaginer ».[200]

Cette sécheresse de la prose, cette volonté de décrire la situation en donnant le moins d'impressions subjectives que possible peut réellement choquer le lecteur. Devant des événements qui ont causé tant de souffrance et de morts notre mémorialiste reste impassible et se contente de décrire les faits. Elle ne montre presque aucune réaction devant la gravité des événements. Le lecteur peut s'interroger sur sa volonté de rester impassible face au réel, moralement, cette position peut être attaquable. Sa volonté de revivre le réel telle qu'elle l'a connue, et sa volonté d'être parfaitement sincère à l'égard de son lecteur le pousse à nous donner le maximum de détails. Ainsi établit-elle de longues listes de ses lectures, des films ou des spectacles auxquels elle assiste :

« Une importante exposition, intitulée Les peintres de la réalité nous révéla Georges de la Tour ; les chefs-d’œuvre du musée de Grenoble furent transportés à Paris et j'appris à connaître Zurberan qu'en Espagne j'avais ignoré. J'entendais Don Juan de Mozart que l'opéra avait repris l'année précédente. Je vis à l'Atelier Roselinde montée par Coupeau et une pièce de Calderón Le Médecin de son honneur où Dullin trouva un de ses meilleurs rôles ».[201]

Le lecteur curieux, et c'est souvent le cas de l'amateur de mémoires, peut être ravi de cette multitude de détails mais il peut aussi avoir l'impression de lire une longue liste ennuyeuse qui allonge inutilement les Mémoires de notre auteur. Toutefois, cette volonté d'exhaustivité est orientée : Simone de Beauvoir veut donner un sens à tous les instants de sa vie, c'est pourquoi une fois de plus, la diachronie se lie à la synchronie de l'écriture. Ecriture qui se veut le reflet de cette quête du sens.

 

 

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[163] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 17.

[164] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 51.

[165] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 14.

[166] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 23.

[167] Tout compte fait, p. 14.

[168] Tout compte fait, p. 14.

[169] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 65.

[170] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 28.

[171] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 75.

[172] La force de l'âge, p. 24.

[173] La force de l'âge, p. 24.

[174] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 12.

[175] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 176.

[176] La force de l'âge, p. 104.

[177] La force de l'âge, p. 411.

[178] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 190.

[179] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 362.

[180] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 196.

[181] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 104.

[182] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 48.

[183] La force de l'âge, p. 62.

[184] La force de l'âge, p. 161.

[185] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 272.

[186] La force de l'âge, p. 409.

[187] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 252.

[188] La force de l'âge, p. 108.

[189] La force de l'âge, p. 109.

[190] La force de l'âge, p. 17.

[191] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 259.

[192] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 396.

[193] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 452.

[194] La force de l'âge, p. 168.

[195] La force de l'âge, p. 168.

[196] Le roman moderne in L'art du roman, p. 15, éd. Stock.

[197] L'art du roman, p. 72.

[198] La force de l'âge, p. 213.

[199] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 247.

[200] La force de l'âge, p. 178.

[201] La force de l'âge, p. 244.