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2)   Le lecteur créateur du sens

Lorsque la présence du double lui fait défaut, Simone de Beauvoir se tourne vers l'écriture. Après la démission de Sartre lors de l'épisode du trio, Simone de Beauvoir écrit L'Invitée. En 1958, sa vie sentimentale est de nouveau difficile, elle se retrouve seule pour la première fois depuis des années. Nelson Algren vit aux États-Unis et leurs relations deviennent de plus en plus floues, Sartre multiplie les liaisons et s'éloigne de Beauvoir, la liaison que Beauvoir connaît avec Lanzmann depuis une dizaine d'années s'achève. Alors notre auteur se met à écrire ses mémoires. Les Mémoires d'une jeune fille rangée sont écrites en moins de six mois, Simone de Beauvoir y raconte sa jeunesse avec une assez grande unité. Puis elle écrit La force de l'âge en 1967 alors que les événements d'Algérie la mettent vis-à-vis de ses compatriotes dans une situation douloureuse.

Ses mémoires sont écrites lorsque autrui lui fait défaut, elle n'a pas de double vers lequel elle puisse se tourner, personne pour la justifier, l'encourager, vaincre ses angoisses. Ainsi se tourne-t-elle vers la figure du lecteur pour tenter d'être comprise et appréciée.

Dans les Mémoires d'une jeune fille rangée, elle aborde des thèmes qui peuvent toucher tous les lecteurs. Elle met en scène son enfance et l'amour qu'elle portait à ses parents : « Je tenais pour une chance insigne que le ciel m'eût dévolu précisément ces parents, cette sœur, cette vie ».[326]

Elle nous raconte son admiration pour son père et sa mère, l'admiration qu'elle avait pour eux tout enfant : « Mes premiers souvenirs sont d'une jeune femme rieuse et enjouée ».[327] Ses relations avec sa sœur sont celles que beaucoup de personnes ont connu dans une fratrie : « Grâce à ma sœur, ma sujette, ma complice, j'affirmais mon autonomie ».[328] Puis la petite fille préfère son père à sa mère, connaissant une évolution psychologique normale :

« Vers cette époque, mes sentiments pour mon père s'exaltèrent. Il était souvent soucieux. Il disait que Foch s'était laissé manœuvrer, qu'on aurait dû aller jusqu'à Berlin ».[329]

Elle dresse un portrait fidèle de la petite enfance, de ses joies, de ses peines, de ses soucis qu'elle connaissait. Elle raconte les rêveries mystiques de sa petite enfance :

« La foi me défendait : je fermais les yeux et en un éclair : les mains neigeuses des anges me transporteraient au ciel. Dans un livre doré sur tranche, je lus un apologue qui me combla de certitude... ».[330]

Elle dresse aussi un magnifique portrait de ses relations avec sa sœur : « J'acceptais la discrète collaboration de ma sœur que j'aidais impérieusement à élever ses propres enfants ».[331]

Elle fait revivre le quotidien de son enfance au lecteur, il vit l'année scolaire en même temps qu'elle. Par des descriptions précises, c'est l'année scolaire d'une petite fille des années trente qu'elle évoque : « Si je relatais dans une rédaction un épisode de ma vie, il échappait à l'oubli, il intéressait d'autres gens, il était définitivement sauvé... ».[332]

Les classes qu'elle raconte, le déroulement d'une année scolaire sont semblables à ce que de nombreuses petites filles ont vécu : « Je m'enrichissais des planches de mon atlas. Je m'émouvais de la solitude des îles, de la hardiesse des caps, de la fragilité de cette langue de terre qui rattache les presqu'îles au continent ».[333]

Les vacances sont également présentes dans les écrit de son enfance : « Mon bonheur atteignait son apogée pendant les deux mois et demi que chaque été je passais à la campagne... ».[334]

Elle décrit avec force de détail la maison de son grand-père dans laquelle elle passait ses grandes vacances. cf. Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 178. La situation de l'enfance est également présentée :

« Je n'avais pas de frère : pas de comparaison ne me révéla que certaines licences m'étaient refusées à cause de mon sexe. Je n'imputai qu'à mon âge les contraintes qu'on m'infligeait, je ressentis vivement mon enfance, jamais ma féminité ».[335] La découverte de l'amour n'est pas oubliée : Simone a dix ans lorsqu'elle assiste à une scène qui la charme au jardin du Luxembourg : « Au Luxembourg, un après-midi, une grande jeune fille en tailleur vert pomme faisait sauter des enfants à la corde ; elle avait des joues roses, un sourire étincelant et tendre. Le soir je déclarai à ma sœur : "Je sais ce que c'est que l'amour". J'avais en effet entrevu quelque chose de neuf... ».[336]

Son enfance et sa féminité condamnent notre auteur à la passivité si bien qu'elle s'adonne à des rêveries qui revêtent souvent (notre mémorialiste le réalise grâce à l'illusion rétrospective) un caractère amoureux. Le jour de sa communion solennelle elle rêve de l'amour, et imagine le jour de son mariage identique à celui de sa communion : « Le jour de ma communion solennelle je jubilai : familiarisée depuis longtemps avec la sainte table, je goûtai sans scrupule les attraits spécifiques de la fête ».[337]

« J'enlaidis, mon nez rougeoya ; il me poussa sur le visage et la nuque des boutons que je taquinais avec nervosité. Ma mère, excédée de travail, m'habillait avec négligence ; mes robes informes accentuaient ma gaucherie... ».[338]

Elle relève les malaises de beaucoup d'adolescentes. Les exemples qu'elle choisit sont particulièrement archétypals. A dix-sept ans, la jeune fille a grandi, s'est transformée mais sa mère lui interdit de se maquiller, d'être coquette ce qui accentue sa gaucherie :

« J'arrivais donc aux cours de danse mal fagotée, le cheveu terne, les joues luisantes, le nez brûlant. Je ne savais rien faire de mon corps, pas même nager, ni monter à bicyclette... Je me pris à détester les cours ».[339]

Passée dix-huit ans, l'atmosphère de la maison lui devient insupportable, le sentiment d'abandon qu'elle raconte est celui de n'importe quelle adolescente :

« J’étais tombée dans un traquenard ; la bourgeoisie m'avait persuadée que ses intérêts se confondaient avec ceux de l'humanité. Elle se dressait contre moi. Je me sentais "ahurie, désorientée douloureusement". Qui m'avait mystifiée ? Pourquoi ? Comment ? ».[340]

En vacances, elle ne parvient plus à être heureuse, elle est trop préoccupée par elle-même et la nature ne la satisfait plus : « Un an plus tôt, j'aurais découvert la montagne avec ravissement, à présent, je m'étais enfoncée en moi-même et le monde extérieur ne me touchait plus ».[341]

Le sentiment de répétition qu'elle connaît est celui de beaucoup de jeunes gens : « Je connaîtrais donc à nouveau le découragement des réveils où ne s'annonce aucune joie, le soir, la caisse à ordures qu'il faut vider, et la fatigue et l'ennui ».[342]

L'enfermement qu'elle subit, nombreux sont les étudiants qui l'ont sans doute également vécu : « Comme j'aurais voulu simplement aller au cinéma ! Je m'étendais sur le tapis avec un livre mais j'avais la tête si lourde que souvent je m'endormais. J'allais me coucher, le cœur brouillé. Je me réveillais le matin dans l'ennui et mes journées se traînaient tristement ».[343]

Puis en grandissant, ses rapports avec le monde qui l'entoure, avec ses parents s'améliorent. L'indépendance financière approche et la jeune fille reprend espoir : « Le concours me parut difficile, mais je ne perdis pas courage ».[344] Son admiration pour son premier amour Sartre est archétypal, elle use de termes banals, que n'importe quelle jeune fille aurait pu employer, elle est très admirative, et très romantique vis-à-vis de Sartre :

« A vrai dire, sur tous les auteurs, sur tous les chapitres du programme, c'était lui, qui, de loin en loin, en savait le plus long : nous nous bornions à l'écouter ». [345]

A vingt et un ans, elle est indépendante financièrement, la joie qu'elle éprouve beaucoup de personnes l'ont, sans nul doute, ressenti : « Nulle part je ne rencontrais de résistance, je me sentais en vacances, et pour toujours ».[346]

Simone de Beauvoir est consciente d'avoir partagé une enfance et une adolescence semblables à celles de beaucoup de gens. Peu de femmes de sa génération ont mené leurs études jusqu'à l'agrégation et ont vécu "en couple" avec l'homme qu'elles aimaient. Toutefois, notre auteur fait tout pour effacer les particularités de son enfance, à travers sa situation c'est celle de beaucoup de femmes de sa génération, celle du début du siècle, de son milieu, celui de la bourgeoisie intellectuelle du début du siècle.

Simone de Beauvoir tente de raconter sa vie de la façon la plus objective possible. Elle a découvert qu'elle pouvait quitter sa peau et être perçue comme un objet pour l'autre : C'est lorsqu'elle tombe gravement malade du poumon que Beauvoir réalise qu'elle peut être réifiée ; elle ne peut plus se suffire à elle-même, des médecins, des infirmières doivent s'occuper d'elle : « Sous les yeux des curieux, l'autre brusquement, c'était moi, comme tous les autres, j'étais pour tous une autre ».[347] Elle se détache d'elle-même et se perçoit, autrement qu'elle ne l'avait fait jusqu'alors. Avec le métier d'écrivain, elle découvre qu'elle peut être un objet, une voix dans un livre sous les yeux des autres :

« Cette jeune femme au visage sérieux qui commençait sa carrière d'écrivain, comme je l'aurais enviée si elle avait porté un nom différent du mien : et c'était Moi ».[348] affirme-t-elle avec étonnement lorsque L'Invitée paraît en 1941. Se posant elle-même comme un objet, elle peut envisager le lecteur dans toute sa singularité et son originalité. Elle reçoit même des lettres d'un ami qu'elle connaissait clairement : « Ainsi je suscitai à travers mon livre des impatiences, des curiosités, il y avait des gens qui l'aimaient ».[349]

Au début de son indépendance financière, elle était tellement heureuse, qu'elle n'avait pas besoin d'en appeler à l'autre :

« Sans répit, mes émotions, mes joies, mes plaisirs se précipitaient vers l'avenir et leur véhémence me submergeait. En face des choses et des gens, je manquais de cette distance qui permet de prendre sur eux un point de vue et d'en parler. Incapable de rien sacrifier, donc de rien choisir je me perdais dans un bouillonnement chaotique et délicieux ».[350]

Dans La force de l’âge, elle confie qu'elle se souciait peu des autres, mais l'expérience du malheur de la faim, de l'angoisse de la guerre lui a fait prendre conscience du malheur de la faim, de l'angoisse de la guerre lui a fait prendre conscience du malheur de l'autre. A travers ses livres, elle veut aider son lecteur. Elle se soulage de ses peines, de ses tracas, et partage son bonheur, son secret avec lui :

« une condamnation sans appel devait définitivement pervertir les rapports qu'on entretient avec soi-même, avec autrui, avec le monde et vous marquer pour toute la vie. Une fois de plus, je me trouvai bien chanceuse, moi qui n'avais pas à supporter le poids d'un secret ».[351]

Le lecteur peut être aidé par Simone de Beauvoir, du moins elle le souhaite. Ses mémoires ont bien évidemment une visée didactique. Les Mémoires d'une jeune fille rangée veulent montrer aux jeunes filles qu'elles peuvent se libérer du joug familial et acquérir leur indépendance, La force de l'âge explique au lecteur combien il est nécessaire de s'ouvrir aux autres : d'être courageux pour réussir sa vie.

Mais rien n'est jamais dit explicitement et c'est aux lecteurs de donner le sens à l’œuvre. A cet égard la fin des Mémoires d'une jeune fille rangée et la fin de La force de l'âge sont des fins "ouvertes". Simone de Beauvoir fait la somme de toutes ses expériences et demande au lecteur d'en façonner le sens final.

A la fin de La force de l'âge elle explique qu'elle n'a pas réussi à tenir les deux pôles extrêmes de la condition humaine : le bonheur et la tristesse mais qu'elle veut au moins réussir à faire partager son expérience aux hommes :

« Les choses avaient définitivement cessé d'aller de soi ; le malheur avait fait irruption dans le monde : la littérature m'était devenue aussi nécessaire que l'air que je respirais. Je n'imagine pas qu'elle soit un recours contre l'absolu désespoir ; mais je n'en avais pas été réduite à cette extrémité-là ; loin de là ; ce que j'avais personnellement éprouvé ; c'est la pathétique ambiguïté de notre condition, à la fois affreuse et exaltante... ». [352]

Simone de Beauvoir fait partager à son lecteur ses découvertes sur la condition de l'homme.

Sartre dans un numéro de Vogue publié en 1965 l'affirmait :

« Simone de Beauvoir a une communication idéale avec le public. Mettons si vous voulez une différence entre elle et moi. Je ne communique pas émotionnellement, je communique avec des gens qui réfléchissent, qui pensent, qui sont libres vis-à-vis de moi qui pense... Simone de Beauvoir elle communique affectivement tout de suite avec les gens. Il y a chez elle une manière de mettre tout de suite l'autre personne en question, mais en amitié. Elle ne prend jamais de supériorité avec ses lecteurs. La façon dont elle parle d'elle, c'est une façon de parler des autres... Elle a des rapports très justes avec elle-même. C'est ça la distance à soi, ce n'est pas seulement une question de littérature, c'est une question de vie ».[353] Simone de Beauvoir recherche comme nous le confirme Sartre une relation affective avec son lecteur.

Toutefois, cette idée de relation affective n'est pas simplement une idée romantique. Il faut y voir la découverte du rapport d'intersubjectivité théorisé par Husserl. La communication ne prend son sens qu'avec un autre en face de moi. Il faut pour que du sens se crée la présence d'un récepteur qui va catalyser le sens du texte et le renvoyer.

La théorie de la réceptivité est découverte par les intellectuels français au début des années trente sous l'influence des intellectuels allemands :

« Nous parlâmes beaucoup de Kafka et de Faulkner quand Sartre vint à Paris pour les vacances de Pâques. Il m'exposa dans ses grandes lignes le système d’Husserl et l'idée d'intentionnalité [...] tout se situait dehors : les choses, les vérités, les sentiments et le moi lui-même ; aucun facteur subjectif n'altérait donc la vérité du monde telle qu'elle se donne à nous ».[354]

Husserl détermine l'expressivité à partir du vouloir-dire. C'est à partir du vouloir-dire qu'il y a une production de sens. C'est le rapport d'intersubjectivité qui fonde le sens. Simone de Beauvoir attend du lecteur qu'il crée le sens qu'elle doit donner à son texte. Elle fait harmonieusement le lien entre sa volonté de s'ouvrir aux autres et les thèses de Husserl en pleine découverte alors qu'elle était une jeune intellectuelle.

Mais surtout Simone de Beauvoir parle d'une façon très libre à son lecteur : de sa vision de la vie, de son amour pour Sartre, de sa sexualité...

Le lecteur est dans une position d'écoute face à Simone de Beauvoir qui lui raconte son intimité. Le lecteur s'il permet aux mémoires de prendre tout leur sens, permet également à Beauvoir de dominer ses peurs, ses craintes... Le lecteur ne fait-il pas alors office de médecin, serions-nous tentés d'affirmer, de psychanalyste ?

 

 

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[326] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 65.

[327] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 53.

[328] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 53.

[329] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 98.

[330] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 25.

[331] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 78.

[332] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 96.

[333] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 33.

[334] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 204.

[335] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 77.

[336] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 76.

[337] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 99.

[338] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 141.

[339] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 226.

[340] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 264.

[341] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 231.

[342] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 291.

[343] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 341.

[344] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 381.

[345] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 481.

[346] La force de l'âge, p. 18.

[347] La force de l'âge, p. 234.

[348] La force de l'âge, p. 638.

[349] La force de l'âge, p. 639.

[350] La force de l'âge, p. 8.

[351] La force de l'âge, p. 187.

[352] La force de l'âge, p. 27.

[353] Sartre, Vogue, édition américaine, juillet 1965.

[354] La force de l'âge, p. 215.