Université Paris X - Nanterre

 

 

Maîtrise de Littérature Moderne

 

 

 

 

 

Simone de Beauvoir,
Mémorialiste

 

 

 

Mémoire présenté par
Isabelle Hazan

 

 

 

 

 

 

Sous la direction de Claude Leroy

 

 

 

1996-1997


I.        Introduction  3

II.     Des mémoires entre tradition et innovation. 4

1.     Une vocation de mémorialiste de l'enfance à la vieillesse. 4

2.     Du mysticisme chrétien aux différents mandats existentialistes : le moi comme souverain. 27

3.     La création d'un nouveau genre hybride des écritures du Moi 37

III.       Une écriture en perpétuel devenir 45

4.     Le langage comme reflet du réel 45

5.     A la recherche du sens  54

6.        L'acceptation d'autrui 65

IV.       Des mémoires intersubjectifs. 78

7.     Autrui comme quête du sens et la lutte contre le désespoir 78

8.     Le lecteur créateur du sens  86

9.     Vaincre la solitude et la mort. Des mémoires conçus comme une analyse psychanalytique  91

V.        Conclusion  96

VI.            Bibliographie  97

 

 


 

           I.      Introduction

 

 

Les mémoires sont un type d'écrit qui a véritablement commencé à se diffuser au dix-septième siècle. Raconter sa vie, la transformer en objet d'art, de nombreux auteurs l'ont fait depuis cette époque. Les mémoires montrent les difficultés qui existent pour créer un lien entre la vie et l'écriture. Si les auteurs croient souvent être très originaux dans leurs mémoires parce qu'ils y racontent leur vie, qui, par définition, est unique, le lecteur, lui, a bien souvent l'impression que tous ces écrits se ressemblent. Naissances, joies, déceptions, échecs forment une trame que nous retrouvons dans toutes les vies. Les grands mémorialistes vivaient surtout au dix-septième siècle et le public connaît le nom de mémorialistes de cette époque tels que Saint-Simon. Après la seconde guerre mondiale, les écritures du moi connaissent un nouvel essor. Celui-ci est contemporain de la naissance du courant existentialiste dont le principal représentant était Sartre. Compagne de ce dernier et figure marquante de l'après-guerre, Simone de Beauvoir a écrit des mémoires d'une ampleur gigantesque. Son entreprise a l'ambition folle de retracer toute la vie de notre auteur même dans ses détails les plus insignifiants. Elle défend bien entendu les thèses existentialistes dans ses mémoires. Beaucoup de lecteurs et de critiques littéraires n'ont vu que ce but didactique dans les écrits de notre auteur. Pourtant, une étude plus approfondie montre que celui-ci a véritablement d'autres qualités qu'un simple exposé des thèses existentialistes. Nous tâcherons de montrer quelles sont les spécificités des Mémoires d'une jeune fille rangée et de La force de l'âge. Nous tenterons de tisser les liens qui existent entre le genre traditionnel des mémoires et les ouvrages que nous étudions puis les spécificités des mémoires de Simone de Beauvoir. Celles-ci sont, en effet, l'illustration de ses théories philosophiques : elles leur sont propres et ne sont pas une simple reproduction de celles de Sartre.


 

      II.      Des mémoires entre tradition et innovation

1.      Une vocation de mémorialiste de l'enfance à la vieillesse

La vocation de mémorialiste naît généralement à l'âge mûr. C'est, en effet, lorsque la plus grande partie de la vie a été vécue, qu'elle a pris un chemin qui vraisemblablement ne se modifiera pas qu'un homme peut être tenté par l'écriture de ses mémoires. Il a alors tout un passé à ordonner, des aventures à raconter, une expérience de la vie qu'il peut avoir envie de transmettre. L'écriture peut être choisie comme un moyen de donner un sens à sa vie. De plus, le mémorialiste qui écrit vers ses cinquante ans et au-delà ressent souvent les "approches" de la mort. L'écriture des mémoires est alors ressentie comme un prolongement de la vie, un sursis, elle permet de vivre une seconde fois sa vie et de façon beaucoup plus satisfaisante que la "vraie" vie. Le mémorialiste choisit les événements qu'il raconte, abandonne tous les événements communs qui lui semblent non significatifs, qui tissent pourtant toute vie humaine.

A la lecture des Mémoires d'une jeune fille rangée et de La force de l'âge, nous ne pouvons qu'être frappés par la vocation de mémorialiste que manifeste Simone de Beauvoir dès son plus jeune âge. Les différentes catégories temporelles (passé, présent, futur) ont un sens pour elle alors qu'elle est très jeune, car elle est déjà extrêmement sensible à la labilité du temps. Ainsi n'est-elle pas encore rentrée à l'école qu'elle prévoit les multiples changements qui vont l'affecter et conduire la petite fille à la jeune fille puis la femme à la femme âgée :

« J'avais gagné deux ou trois centimètres, on me félicitait, et je me rengorgeais. Parfois pourtant je prenais peur. Le soleil caressait le parquet ciré et les meubles en laqué blanc. Je regardais le fauteuil de maman et je pensais : Je ne pourrais plus m'asseoir sur ses genoux. Soudain l'avenir existait, il me changerait en une autre qui dirait moi et ne serait plus moi. J'ai pressenti tous les sevrages, les reniements, les abandons et la succession de mes morts. »

Il faut sans doute faire la part des choses et noter l'illusion rétrospective qui joue dans toute écriture mémorialiste. L'enfant de cinq ans qui comprend qu'elle va grandir et se transformer, le fait sans doute de façon bien plus intuitive qu'intellectuelle. Cette intuition de la "succession des morts" fait place à une impression sensible, celle du soleil entrant dans le salon.

C'est parce que la jeune Simone est dotée d'une grande sensibilité, qu'elle perçoit l'importance du moment présent qui va bientôt disparaître et elle a l'intuition de la labilité du temps. Une structure est récurrente tout au long des Mémoires d'une jeune fille rangée et de La force de l'âge, le plaisir sensible du moment présent, le plaisir de vivre, d'"être au monde" est toujours accompagné par l'angoisse de la mort et de la finitude. Il n'en reste pas moins que Simone de Beauvoir fut toute sa vie sensible au bonheur du moment. Jeune femme de vingt-trois ans, professeur de philosophie et compagne de Sartre, elle passe des vacances en Espagne. Elle décrit ainsi sa découverte du paysage espagnol : « Peut-être est-ce le privilège des gens très actifs ou très ambitieux sans cesse en proie à des projets que ces trêves ou soudain le temps s'arrête, où l'existence se confond avec la plénitude immobile des choses ! Quel repos ! Quelle récompense ! A Avila, le matin, j'ai repoussé les volets de ma chambre ; j'ai vu, contre le bleu du ciel, des tours superbement dressées : passé, avenir, tout s'est évanoui ; il n'y avait plus qu'une glorieuse présence : la mienne, celle des remparts ; c'était la même et elle défiait le temps. Bien souvent au cours de ces premiers voyages, de semblables bonheurs m'ont pétrifiés. » [1]

Le bonheur, s'il est bien sûr le but de tous les hommes tient une place particulièrement importante dans l’œuvre de Simone de Beauvoir. Il est comme Francis Jeanson le souligne dans Simone de Beauvoir ou l'entreprise de vivre, le leitmotiv de toute son œuvre : ainsi dit-elle dans les Mémoires d'une jeune fille rangée, qu'à vingt ans elle continuait à désirer avec passion cette autre chose que je ne savais pas définir puisque je lui refusais le seul nom qui lui convînt : le bonheur ![2]. Dans La force de l'âge, elle confirme sa vocation pour le bonheur : « Dans toute mon existence, je n'ai rencontré personne qui fût aussi doué que moi pour le bonheur, personne non plus qui s'y acharnât avec autant d'opiniâtreté. Dès que je l'eus touché, il devînt mon unique affaire. »[3], bonheur qu'elle affirme connaître grâce à l'indépendance financière et à la rencontre de Sartre. Le bonheur est lié à la plénitude du moment présent qui s'accompagne, malheureusement, comme nous l'avons précédemment souligné de la crainte de la mort. Simone de Beauvoir nous raconte qu'elle réalise son statut de mortelle vers ses quinze ans : « Un après midi à Paris, je réalisais que j'étais condamnée à mort. Il n'y avait personne que moi dans l'appartement et je ne refrénais pas mon désespoir, j'ai crié, j'ai griffé la moquette rouge. Et quand je me relevai, hébétée je me demandai : Comment les autres font-ils ? Comment ferais-je ? » Cette crise liée à l'angoisse de la mort n'est que le premier exemple de toute une série de crises qui ont rythmé son existence. Ainsi est-elle saisie par une angoisse semblable lorsqu'elle a dix-neuf ans et passe des vacances chez son grand-père à Meyrignac :

« Une nuit à La Grillère, comme je venais de me coucher dans un vaste lit campagnard, l'angoisse fondit sur moi ; il m'était arrivé d'avoir peur de la mort jusqu'aux larmes, jusqu'aux cris mais cette fois c'était pire : déjà la vie avait basculé dans le néant : rien n'était, sinon ici maintenant une épouvante si violente que j'hésitais à aller frapper à la porte de ma mère, à me prétendre malade pour entendre des voix. »[4]

Elle n'est pas seulement sensible à sa mort mais également à celle des autres. Ainsi dit-elle de Bourla un ami juif de dix-neuf ans mort en déportation (elle est âgée alors d'une trentaine d'années) :

« Personne et nulle cette absence ne s'incarnait, pas de tombe, pas de cadavre, pas un cri, comme si rien absolument n'avait eu lieu. On a retrouvé un mot de lui sur un papier : je ne suis pas mort. Nous sommes séparés seulement. C'était un mot d'un autre âge. Maintenant personne n'était là pour dire : nous sommes séparés, ce néant m'égarait. »[5]

Simone de Beauvoir considère les mots comme salvateurs de cette crainte de la mort. A cet égard, elle nous raconte une scène hautement symbolique, si bien que le lecteur peut douter de la "sincérité" de Simone de Beauvoir et percevoir que c'est bien plus l'intellectuelle de cinquante ans qui réfléchit sur le pouvoir des mots que la petite fille qui a la parole. Celle-ci âgée d'environ six ans se trouve dans l'antichambre familiale, et elle est saisie par l'angoisse de la labilité du temps symbolisé par : « l'horloge en bois sculpté qui enfermait dans un ventre deux pommes de pin en cuivre et... les ténèbres du temps ». Mais les livres de l'antichambre ont tôt fait de calmer son anxiété : « Les livres me rassuraient : ils parlaient et ne dissimulaient rien ; en mon absence, ils se taisaient ; je les ouvrais et alors ils disaient exactement ce qu'ils disaient, si un mot m'échappait maman me l'expliquait. ». Les mots par le biais de l'oralité la sauvent du néant et calment sa peur : « J'avais spontanément tendance à raconter tout ce qui m'arrivait, je parlais beaucoup, j'écrivais volontiers. Si je relatais dans une rédaction un épisode de ma vie, il échappait à l'oubli, il intéressait d'autres gens, il était définitivement sauvé. »[6] De l'oralité, elle passe très facilement à sa propre production littéraire, pourtant, elle ne cherche pas encore à faire le lien entre sa propre vie et l'écriture. En fait, la jeune Simone se méfie des mots, ceux-ci lui semblent insuffisants pour décrire la splendeur du réel, voire franchement trompeurs. Preuve en est de l'épisode de la tante moustachue. Simone de Beauvoir fait vers trois ans et demi de violentes crises de rage ; si bien que les passants dans la rue la prennent pour une enfant martyre. Un jour, elle donne un coup de pied à une dame qui lui tend un bonbon. Une de ses tantes qui écrit dans un journal pour enfant, La poupée modèle, outrée par l'attitude de sa nièce raconte l'épisode du "coup de pied" de Simone mais en le modifiant. Lorsque Louise, la jeune bonne qui s'occupe de Simone, lui raconte cette histoire, la petite fille est choquée par les "mensonges" de l'écriture « Je partageais la révérence qu'inspirait à mes parents le papier imprimé : à travers le récit que me lisait Louise, je me sentis un personnage ; peu à peu cependant la gêne me gagna. "La pauvre Louise pleurait souvent amèrement en regrettant ses brebis" avait écrit ma tante. Louise ne pleurait jamais ; elle ne possédait pas de brebis, elle m'aimait : et comment peut-on comparer une petite fille à des moutons ? Je soupçonnai ce jour-là que la littérature ne soutient avec la vérité que d'incertains rapports »[7]. Toutefois sa vocation de "mémorialiste" est si forte et se manifeste si tôt qu'elle tâche de trouver une image d'elle même dans les romans qu'elle lit. Tous les romans qui la marquent sont ceux qui mettent en scène une héroïne qui lui ressemble. Elle a neuf ans lorsqu'elle se passionne pour Les Quatre filles du docteur March grâce à la figure de l'héroïne Joe. « Je m'identifiais passionnément à Joe l'intellectuelle. Brusque, anguleuse, Joe se perchait pour lire en haut des arbres, elle était bien plus garçonnière et plus hardie que moi mais je partageai son horreur de la couture et son amour des livres. Elle écrivait, pour limiter, je renouais avec mon passé et composais deux ou trois nouvelles. »[8].

Ce processus d'identification se reproduit lorsqu’elle a dix-huit ans, l'héroïne du Moulin sur la Floss de G. Eliot, la jeune Maggie Tulliver, lui renvoie nous dit-elle "l'image de son exil" : « Les autres la condamnaient parce qu'elle valait mieux qu'eux, je lui ressemblais et je vis désormais dans mon isolement, non pas une marque d'infamie mais un signe d'élection. Je n'envisageai pas d'en mourir. A travers son héroïne je m'identifiai à l'auteur, un jour, une adolescente, une autre moi-même, tremperait de ses larmes un roman où j'avais raconté ma propre histoire »[9]. Ces lectures tant aimées la renforcent donc dans sa volonté d'écrire sa propre vie. Volonté qu'elle montre très jeune ainsi écrit-elle vers six-sept ans sa première œuvre : « Ma première œuvre s'intitula Les malheurs de Marguerite. Une héroïne alsacienne orpheline par surcroît traversait le Rhin avec une nichée de frères et de sœurs pour gagner la France. J'appris avec regret que le fleuve ne coulait pas où il aurait fallu et mon roman avorta. »[10]. L'échec de sa première œuvre, lui fait retrouver un chemin qu'elle croit plus facile, parce qu'il est ; en réalité, sa vocation profonde : celle de mémorialiste : « Alors je démarquai la famille Fenouillard qu'à la maison nous goûtions tous vivement ! Monsieur, Madame Fenouillard et leurs deux filles : c'était le négatif de notre propre famille. » Toutefois, si la vocation de mémorialiste est bien là dès l'enfance (nous pouvons en juger grâce à l'illusion rétrospective), elle met du temps à se concrétiser comme telle. Toute son œuvre antérieure aux Mémoires d'une jeune fille rangée est une projection d'elle-même, une tentative détournée pour parler d'elle. Suivons le cheminement qui la mène à l'écriture des Mémoires d'une jeune fille rangée en 1958.

A 18 ans, elle écrit un premier essai littéraire dont l'héroïne possède certains traits communs avec elle : « Je composai ma première œuvre. C'était l'histoire d'une évasion manquée. L'héroïne avait mon âge, dix-huit ans, elle passait des vacances en famille dans une maison de campagne où devait la rejoindre un fiancé qu'elle aimait conventionnellement. » Plus tard, agrégée de philosophie et compagne de Sartre, elle multiplie les tentatives littéraires au travers desquelles elle projette des éléments de sa propre vie, mais de façon modifiée.

Alors qu'elle est âgée de vingt-trois ans et professeur à Marseille, elle modifie la vie d'Elisabeth Mabille dite Zaza, son amie d'enfance, morte de façon tragique à vingt et un ans. (La "véritable" histoire de Zaza est racontée dans les Mémoires d'une jeune fille rangée publiées en 1958) : « Je mariai Zaza, que j'appelai Anne à un bourgeois bien pensant, au premier chapitre, elle recevait dans sa maison de campagne, en Limousin, son amie Geneviève, j'avais essayé de ressusciter le climat de Laubardon la maison, la grand-mère, les confitures. »[11]. Elle renouvelle encore sa tentative de ressusciter la figure de Zaza quelques années plus tard :

« Ce visage, c'était celui de Zaza, qu'à nouveau j'appelais Anne et dont je tentai de ressusciter la figure ». Lorsqu'elle se décide à écrire "sérieusement", elle tente pour se simplifier la tâche d'écrire des romans s'inspirant du réel, confirmant ainsi sa vocation profonde de mémorialiste :

« Je renonçais à échafauder des intrigues auxquelles je ne connaissais rien, à peindre des milieux dont j'ignorais tout, je me limiterais aux choses, aux gens que je connaissais »[12].

Son premier roman L'Invité publié en 1943 et qui connaît alors un joli succès s'inspire du réel. Il est la transposition, sans qu'à l'époque de la publication elle ne l'avoue, de l'expérience du "trio". Le trio c'est le couple que Simone de Beauvoir forme avec Sartre et Olga Kosakicvicz, une jeune élève de Simone de Beauvoir. En 1961 dans La force de l'âge, elle reconnaît les désavantages de la transposition romanesque. « L'Invité témoigne des avantages et des inconvénients de ce qu'on appelle la transposition romanesque. Il était plus amusant, plus flatteur de décrire Paris, le monde du théâtre, Montparnasse, la foire aux puces et autres endroits que j'aimais plutôt que Rouen seulement placée à Paris, l'histoire du trio perdit beaucoup de sa vraisemblance et de sa signification »[13].

De 1943 à 1958, elle écrit de nombreux romans et essais. Les romans sont tous des transpositions plus ou moins flagrantes de sa vie des Mandarins (Prix Goncourt 1954) se déroule dans les milieux intellectuels parisiens juste après la guerre, et raconte la vie de deux intellectuels Anne et Henri qui vivent leur amour de façon très libre. Anne a une liaison avec un écrivain américain Lewis. Les Mandarins est une transposition évidente du couple Beauvoir-Sartre et de la liaison de Beauvoir avec l'écrivain américain Nelson Algren. Deidre Bear dans sa biographie sur Simone de Beauvoir raconte que notre écrivain envoya à son amant Nelson Algren ce télégramme le 6 décembre 1951 avant d'attaquer la rédaction des Mandarins :

« Je raconterai un peu notre histoire, parce que c'est une histoire très moderne et j'aime me remémorer toutes ces choses même si cela me rend infiniment triste ».

Mais les essais sont également inspirés d'expériences vécues par Simone de Beauvoir et sont une fois de plus une façon détournée de montrer un "Narcisse face à son miroir". Intéressons nous à son essai le plus célèbre Le deuxième sexe. En fait, Simone de Beauvoir voulait d'abord parler d'elle-même comme elle le relate dans La force des choses :

« En fait, j'avais envie de parler de moi. J'aimais L'âge d'homme de Leiris ; j'avais du goût pour les essais-martyrs où on s'explique sans prétexte. Je commençai à y rêver, à prendre quelques notes et j'en parlai à Sartre. Je m'avisai qu'une première question se posait : Qu'est-ce que ça avait signifié pour moi d'être une femme... ? Pour moi, dis-je à Sartre, ça n'a pour ainsi dire pas compté. Tout de même, vous n'avez pas été élevée de la même manière qu'un garçon ; il faudrait y regarder de plus près.

Je regardai et j'eus une révélation ; ce monde était un monde masculin, mon enfance avait été nourrie de mythes forgés par les hommes et je n'y avais pas du tout réagi de la même manière que si j'avais été un garçon. Je fus si intéressée que j'abandonnai le projet d'une confession personnelle pour m'occuper de la condition féminine dans sa généralité. J'allais faire des lectures à la Nationale et j'étudiais les mythes de la féminité ».[14]

Le grand essai qui marque la conscience féminine partait donc d'un projet autobiographique.

A cet égard, il faut souligner les ressemblances très fortes entre certains passages du Deuxième sexe et Les mémoires d'une jeune fille rangée. Le second tome du Deuxième sexe a pour sous-titre l'expérience vécue. Il est subdivisé en quatorze chapitres, chacun traitant d'une situation féminine (par exemple l'Enfance, La jeune fille, La lesbienne). Certaines semblent directement inspirées de l'expérience de notre auteur. Expériences qui sont racontées dans Les mémoires d'une jeune fille rangée et dans La force de l'âge.

Ainsi comparons certains passages du Deuxième sexe et des Mémoires :

Dans le chapitre V sur la femme mariée, Beauvoir écrit :

« L'enfant envisage l'avenir comme une ascension indéfinie vers on ne sait quel sommet. Soudain, dans la cuisine où la mère lave la vaisselle, la fillette comprend que depuis des années, chaque après-midi à la même heure, des mains ont plongé dans les eaux grasses, essuyé la vaisselle avec le torchon rugueux [...] chaque jour imite celui qui le précède : c'est un éternel présent inutile et sans espoir. »[15].

Comment ne pas y voir la reproduction presque exacte d'une expérience que vécut la petite Simone ? Un jour en aidant sa mère à ranger la vaisselle, Simone âgée de quatorze ans se rend compte qu'elle refuse de devenir une ménagère :

« Chaque jour le déjeuner, le dîner, chaque jour la vaisselle, ces heures indéfiniment recommencées et qui ne mènent nulle part ; vivrais-je ainsi ? Une image se forma dans ma tête, avec une netteté si désolante que je me la rappelle encore aujourd'hui : Une rangée de carrés gris s'étendaient jusqu'à l'horizon diminués selon les lois de la perspective, mais tous identiques et plats ; c'étaient les jours et les semaines, et les années. »[16].

Prenons un second exemple, lorsque notre auteur analyse les rêves des jeunes filles par rapport à la "situation" (pour reprendre le terme de Sartre) qui leur est faite dans la société, elle écrit : « La jeune fille n'a pas de véritable volonté mais des désirs et elle saute de l'un à l'autre avec incohérence. Ce qui rend ces inconséquences dangereuses, c'est qu'à chaque moment, ne s'engageant qu'en songe, elle s'engage toute entière. [...] La jeune fille veut tout recevoir parce qu'il n'y a rien qui dépende d'elle. »[17].

Se rappelant sa situation lors de ses dix-huit ans, elle note :

« En vérité, le mal dont je souffrais c'était d'avoir été chassée du paradis de l'enfance et de n'avoir pas retrouvé une place parmi les hommes. [...] Amour, action, œuvre littéraire : je me bornais à secouer des concepts dans ma tête ; je contestais abstraitement d'abstraites possibilités et j'en concluais à la navrante insignifiance de la réalité. Je souhaitais fermement tenir quelque chose, et trompée par la violence infinie de ce désir, je le confondais avec un désir d'infini. »[18].

En analysant la condition des femmes, elle analyse sa propre condition de femme et d'intellectuelle à la fin des années quarante. La plupart des lectures qu'elle cite dans le Deuxième sexe, comme lectures favorites des femmes sont en réalité des lectures qui l'ont marquée dans sa jeunesse. Comme par exemple La nymphe au cœur fidèle de Margaret Kennedy, Le moulin sur la Floss des George Eliot ou Poussière de Rosamond Lehmann.

L'écriture des mémoires est donc l'aboutissement de toute une carrière, un projet abordé par des moyens détournés, et réalisé à la fin des années cinquante.

Il n'est pas étonnant que Simone de Beauvoir ait toujours eu ce projet d'écrire ses mémoires. Elle a en effet été une diariste fervente toute sa vie, tenir un journal intime relève du projet d'analyser quotidiennement sa vie, de se comprendre à travers ses actions de tous les jours pour ne pas laisser échapper le sens quotidien de sa vie. L'individu qui tient un journal intime veut rester fidèle à lui-même, à son "projet" pour reprendre le terme sartrien. Il a la même préoccupation de conserver son passé et de maîtriser le sens de sa vie. Avec sa volonté constante d'être transparente, lucide, Simone de Beauvoir analyse dans les Mémoires d'une jeune fille rangée, les raisons qui l'ont poussée à tenir journal :

« Je n'avais rien d'une révoltée, je voulais devenir quelqu'un, faire quelque chose poursuivre sans fin l'ascension commencée depuis ma naissance ».[19]

Déjà la très jeune fille de dix-sept ans refuse de laisser les jours défiler sans un but. A en croire notre auteur, dès son plus jeune âge elle voulait que le principe de l'"auto" domine celui du "bio" pour reprendre les termes de G. Gursdorf. Elle sépare constamment son moi du monde et du temps. Elle écrit dans son journal intime lors qu'elle a vingt et un ans : « Je ne veux pas que la vie se mette à avoir d'autres volontés que les miennes ».[20]

Dans les périodes pendant lesquelles Simone de Beauvoir est heureuse, lorsqu'il n'existe pas de conflit entre son moi et le monde extérieur elle écrit peu, et son journal perd alors cette place essentielle dans sa vie. Au début de 1929 sa situation s'est améliorée, elle a de nombreux amis et prévoit sa réussite à l'agrégation et par conséquent son indépendance financière. D'ailleurs, notre mémorialiste semble une fois de plus prisonnière de l'illusion rétrospective lorsqu'elle écrit : « le plus gros du travail était fait je me sentais sûre de réussir ».[21] et nous pouvons nous demander si elle analyse aussi lucidement qu'elle ne le croit sa situation de l'époque. Néanmoins, elle cesse "presque" de tenir son journal qu'elle ne nomme plus ainsi mais auquel elle donne le nom de "cahier". Le "cahier" a une signification bien différente du "journal", en regroupant ses écrits dans un journal il semble que la jeune fille attende d'être "légitimée", d'être "reconnue" par ses pairs, comme un écolier qui fait ses devoirs dans un cahier attend la reconnaissance du maître (cf. Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 395). Le journal lui est donc vital dans les périodes douloureuse de sa vie.

Elle est alors victime comme Michel Leiris d'une hypertrophie scripturaire. Nous pouvons nous demander si alors elle ne vit plus pour son journal plutôt que son journal ne l'aide à vivre. Celui-ci a une fonction rassurante, protectrice. Il forme un microcosme qui protège son moi des agressions du monde extérieur. Il est une sorte de re-création de l'espace clos de son enfance, de la niche creusée sous le bureau paternel où elle aimait se blottir (cf. Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 10).

Une personne qui tient un journal intime est très souvent amenée à écrire ses mémoires. Ces deux genres d'écriture du moi relèvent en effet d'un projet avoisinant. Le journal permet de ne laisser échapper aucun moment de sa vie (ou du moins il donne cette illusion à son scripteur) et d'élucider chaque journée de sa vie. Les mémoires (ou l'autobiographie) étendent ce projet à une vie toute entière. L'écriture des mémoires efface toutes les variations, tous les changements de la vie quotidienne et une partie des anecdotes pour ne retenir que l'essentiel. L'écriture de mémoires est donc la "consécration", l’"anoblissement" du journal de toute une vie. A moins que, comme pour notre mémorialiste il s'agisse d'un projet autobiographique déjà latent sous l'écriture du journal. Quoiqu'il en soit, notre auteur connaît un trajet classique du journal à l'écriture des mémoires. Mais Simone de Beauvoir est frappée d'une hypertrophie des écritures du moi, à la façon de Michel Leiris, puisque du journal intime au mémoires, elle a le projet de ne rien laisser échapper de son quotidien (cf Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 335).

Mais l'écriture du journal intime n'est pas le seul élément qui place notre auteur dans la grande lignée des mémorialistes. Frédéric Briot a étudié le caractère des mémorialistes du grand siècle dans Usage du monde, usage de soi or ces derniers ont souvent des traits communs. Les mémorialistes sont, en général, des personnes excentrées des cadres sociaux habituels. Ainsi ont-ils souvent des rapports difficiles avec le monde extérieur. Ils sont, ou se sentent, rejetés de l'espace familial et de l'espace social.

Le premier espace qu 'elle ne respecte pas est celui de la famille. Ainsi, toute enfant, s'insurge-t-elle contre les ordres et les lois dictés par sa famille :

« Je faisais des caprices, je désobéissais pour le seul plaisir de ne pas obéir, sur les photos de famille, je tire la langue, je tourne le dos : autour de moi on rit ».[22]

La petite fille est confortée dans sa position de solitaire par sa famille, son père se plaît à répéter qu'elle est une petite fille insociable (cf. Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 21). La solitude est donc voulue dans les premiers temps de sa vie, et lui confirme qu'elle est une enfant exceptionnelle. Elle refuse d'être traitée comme sa sœur, et se considère toute sa vie supérieure à celle-ci parce qu'elle est l'aînée. (cf. Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 64). Une scène originaire très importante dans toute autobiographie a lieu face à un membre de la famille. La petite fille prend conscience de son principe d'identité, et veut se croire son propre fondement en se séparant de sa tante, nous serions tentés de dire en la dénigrant :

« Place Saint Sulpice, la main dans la main de ma tante Marguerite qui ne sait pas très bien me parler, je me suis demandé soudain : "Comment me voit-elle ?" et j'éprouvai un sentiment aigu de supériorité : car je connaissais en mon for intérieur, et elle l'ignorait : trompée par les apparences, elle ne se doutait pas, voyant mon corps inachevé, qu'au dedans de moi rien ne manquait : je me promis, lorsque je serai grande, de ne pas oublier qu'on est à cinq ans, un individu complet ».[23]

Pourtant à partir de l'entrée à l'école et jusqu'à l'âge adulte, elle obéit sans réserve à ses parents :

« Je m'étais définitivement métamorphosée en enfant sage. Les premiers temps j'avais composé mon personnage et il m'avait valu tant de louanges et dont j'avais tiré de si grandes satisfactions que j'avais fini par m'identifier à lui. »[24]

Elle obéit à ses parents non pas par simple souci d'obéissance et de docilité mais parce que ce rôle lui convient. Elle continue de lire, de progresser intellectuellement et gagne l'amour de ses parents. Elle ne ressent pas le besoin de s'opposer à sa famille. Elle la juge comme exceptionnelle et ces mérites retombent sur elle (cf. Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 66). D'ailleurs elle ne fait que décrire une impression commune à tous les enfants. "L'égocentrisme" est bien une composante essentielle du caractère enfantin et nous pouvons nous étonner qu'elle se reproche d'avoir pensé ainsi alors qu'elle était âgée de six ans. Il semble que notre mémorialiste juge bien hâtivement et bien mal les sentiments d'amour et d'admiration d'une petite fille à l'égard de sa famille.

A l'adolescence, elle retrouve la volonté d'indépendance de sa petite enfance. Elle connaît le développement "normal" d'une adolescente, et se réserve des espaces secrets inconnus de sa famille. Elle raconte des expériences que chaque adolescent a fait et nous avons parfois l'impression, mais n'est-ce pas le défaut de tout autobiographe, qu'elle raconte un lieu commun du comportement adolescent en se croyant avoir vécu quelque chose d'exceptionnel :

« Quand mes parents sortaient le soir, je prolongeais tard dans la nuit les joies de l'évasion, pendant que ma sœur dormait, adossée à mon oreiller ; je lisais, dès que j'entendais tourner la clef dans la serrure, j'éteignais ».[25]

Nous sommes dans un "topos" du secret de jeune fille ce que ne semble pas réaliser notre mémorialiste. Pourtant, une seconde rupture avec sa famille, intellectuelle, cette fois-ci se produit. La jeune fille découvre la littérature moderne et s'inscrit alors dans une génération d'intellectuels, ce qui l'isole de l’espace familial :

« J'écumais Sainte Geneviève : Je lisais Gide, Claudel, Jammes, la tête en feu, les tempes battantes, étouffant d'émotion... ».[26]

Ces lectures sont une rupture face à l'ordre familial, il suffit de se souvenir de l'imprécation de Ménalque, dans les Nourritures terrestres de Gide, qui a marqué toute une génération dans les années vingt : « Familles, je vous hais, foyers clos, portes refermées, possessions jalouses du bonheur. ». En lisant cette déclaration, la jeune fille se trouve confirmée dans son opinion : elle doit faire sa route seule. Elle commence, à dix-sept ans, à rejeter toutes les valeurs que sa famille lui a enseigné :

« Je refusais les hiérarchies, les valeurs, les cérémonies par lesquelles l'élite se distingue. »[27]

La littérature qu'elle découvre à cet âge auquel la direction donnée à la vie se dessine l'incite à se tourner vers son moi et à rejeter l'ordre familial :

« Barrès, Gide, Valéry, Claudel : je partageais les dévotions des écrivains de la nouvelle génération et je lisais fiévreusement tous les essais de mes jeunes aînés. Il est normal que je me sois reconnue en eux car nous étions du même bord. Bourgeois comme moi, ils se sentaient comme moi mal à l'aise dans leur peau. La guerre avait ruiné leur sécurité sans les arracher à leur classe ; ils se révoltaient mais uniquement contre leurs parents, contre la famille et la tradition. »[28].

Barrès rejette les "barbares" et affirme que les grands hommes sont voués à la solitude, Valéry étudie les fluctuations du moi et symbolise l'intellectuel en proie à l'introspection (bien qu'il ait toujours détesté le genre autobiographique). Gide étudie son moi avec attention, à cet égard toute son œuvre peut être considérée comme autobiographique. Notre auteur est d'ailleurs une fervente lectrice ainsi la retrouvons-nous en pleine lecture du journal de Gide de l'année 1914 pendant la douloureuse année 1941. Il semble que nous ayons affaire à un processus d'identification (cf La force de I'âge, p. 441). L'influence de Gide semble avoir été essentielle. Nous retrouvons dans l’œuvre de Simone de Beauvoir une tentative autobiographique aussi vertigineuse que celle de Gide mais il faut l'avouer bien moins réussie.

Les auteurs de son adolescence l'incitent donc à rejeter l'ordre familial. Notre auteur multiplie les scènes où elle s'oppose à ses parents dans les Mémoires d'une jeune fille rangée. Sur ses dix-sept ans, elle n'est plus du tout "rangée" sur l'ordre familial et rejette violemment tous les enseignements de son enfance. Son père qu'elle adorait n'apparaît plus dans ses mémoires que comme un être méprisable. Tout au long de la lecture des Mémoires d'une jeune fille rangée, le tableau familial s'assombrit, et la jeune fille ne remarque plus que les ignorances, les mesquineries de ses parents. Elle ne modifiera pas son jugement sur eux pour tout le reste de sa vie. Dans ses lettres à Nelson Algren, elle emploie des termes horribles pour lui décrire ses parents :

« Quand j'étais enfant, comme mes parents étaient pauvres et déclassés à la façon moche, mesquine des petits bourgeois, je haïssais notre appartement triste et presque crasseux... dès que nous étions levées (ma sœur et moi), la place manquait... »[29].

Cette lettre n'est qu'un exemple parmi d'autres de sa haine viscérale de la famille. Simone de Beauvoir est à l'instar de Sartre célèbre pour son aversion de la famille, qu'ils nomment : "cette poche à merde.".

Si nous la suivons dans son raisonnement, elle aurait eu l'intuition de juger sa famille d'après des termes existentialistes dès son plus jeune âge :

« On m'enfermait à nouveau dans ce monde dont j'avais mis des années à m'évader, où chaque chose a sans équivoque son nom, sa place, sa fonction où la haine et l'amour, le mal et le bien sont tout aussi tranchés que le noir et le blanc, où d'avance tout est classé, catalogué, connu, compris et irrémédiablement jugé. »[30].

Simone de Beauvoir emploie les mêmes termes que Sartre pour juger "l'univers des salops", et nous sommes en droit de douter de sa parfaite sincérité quand elle parle de ses parents. De plus, sa sœur Hélène de Beauvoir fut assez choquée au sujet de la description que sa sœur fit de l'ambiance familiale. Ainsi lorsque Simone de Beauvoir décrit l'appartement familial du 71, rue de Rennes comme "sombre, sinistre, étroit et encombré" sa sœur s'étonna à la parution des Mémoires d'une jeune fille rangée, en effet, la lumière entrait à flot par les fenêtres selon ses dires.

L'isolement de Simone de Beauvoir dans sa famille est amplifié par la situation de ses parents. Ces derniers ont reçu une bonne éducation, selon les critères bourgeois (le père a fait son droit, la mère a été élevée au couvent), mais ils sont des "gens hors classe" pour reprendre le terme employé par madame Mabille, la mère de la meilleure amie de Simone de Beauvoir. Ils ont un niveau de vie proche de celui du prolétariat car son père qui ne prit jamais la peine de soutenir sa thèse de droit avait un emploi de petit fonctionnaire. Ses parents sont dans une douloureuse position d'entre‑deux classes. Ils refusent d'être des prolétaires et la bonne bourgeoisie les rejette. Au sujet de la situation de son père, elle écrit : « son nom, certaines relations familiales, des camaraderies d'enfance, des amitiés de jeune homme le convainquirent qu'il appartenait à l'aristocratie, il en adopta les valeurs... L'ennui c'est qu'au sein de cette caste à laquelle il prétendait il n'était rien... ».[31] La jeune fille souffrit de cet isolement, jamais elle ne fut reçue dans la bonne bourgeoisie, elle ne possédait pas de dot et ses parents recevaient très rarement. Simone de Beauvoir a vécu une enfance et une adolescence en marge des codes de la bonne société française.

Fidèle à la tradition des mémorialistes, Simone de Beauvoir s'inscrit dans une généalogie. Elle nous explique la situation de ses parents avec une grande précision. Les Mémoires d'une jeune fille rangée commencent d'ailleurs par un topos de l'autobiographie : notre auteur débute par sa naissance puis elle décrit la situation financière de ses parents. Ces derniers sont très différents : le père est un libre penseur à la façon d'un Voltaire ; il a des prétentions artistiques alors que sa mère est catholique pratiquante, et par là consciente de ses devoirs maternels :

« L'individualisme de papa et son éthique profane contrastaient avec la sévère morale que m'enseignait ma mère ». Elle conclut de cette situation : « ce déséquilibre qui me vouait à la contestation explique en grande partie que je sois devenue une intellectuelle. »[32].

La situation de notre mémorialiste au sein de sa famille et dans la société est douloureuse car excentrée. Ces éléments la prédisposaient à devenir mémorialiste.

Mais la famille n'est pas le seul espace dont elle soit exclue. Elle connaît également une exclusion sociale. Petite fille, elle a peu d'amis. Les scènes de jeu sont rares dans les Mémoires d'une jeune fille rangée. Simone de Beauvoir aurait été dès l'âge tendre une "future" intellectuelle. Elle ne prend plaisir qu'aux activités qui occupent l'esprit et laissent le corps en repos. Elle déteste la gymnastique et tous les sports (cf. Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 85-86). Nous n'avons aucune scène au cours de laquelle la petite fille s'adonne à des travaux manuels. Elle n'aime que lire et apprendre. Un de ses jeux favoris est de regarder un atlas et d'apprendre des noms de pays. Le lecteur cherche désespérément l'enfant et ne trouve que la mémorialiste qui crée une intellectuelle en miniature.

Même le très sérieux petit garçon mis en scène par Jean-Paul Sartre dans Les mots aime des lectures enfantines comme les Pardaillan ou les Fantômas. Simone de Beauvoir semble se souvenir avec plus de naturel de la fillette qu'elle fut dans le dernier volume de son autobiographie, Tout compte fait, publié en 1972. Elle avoue, au détour d'une phrase, qu'elle jouait à la marchande et lisait des livres puérils. Elle s'en blâme aussitôt. Il semble qu'elle n'ait pas compris l'importance du jeu pour l'enfant et s'acharne à nous dresser le portrait d'une "petite femme" en miniature. Il ne faut donc pas nous étonner si les rares scènes de jeu des Mémoires d'une jeune fille rangée sont des scènes de jeu solitaires. Les quelques tentatives que la petite fille fait pour se mêler à d'autres enfants échouent lamentablement. Elle n'est guère aimée de ses camarades de jeu. De plus, Simone de Beauvoir ne semble pas avoir souffert d'avoir été mise à l'écart. Elle ne réagit pas de façon sensible mais intellectuelle à son exclusion. Elle est déjà capable de se raisonner pour ne pas souffrir de sa solitude. Elle s'appuie déjà sur un principe d'individualité et exclue les autres et le mal qu'ils pourraient lui faire. Il est très étonnant qu'une petite fille ait pu tenir ce raisonnement qui est bien celui d'une adulte :

« Je ne pouvais être blessée par des enfants qui manifestèrent leur infériorité en n'aimant pas le croquet aussi ardemment que je l’aimais. Butées dans nos préférences, nos mesures, nos principes et nos valeurs, nous nous entendions ma sœur et moi, pour reprocher aux autres enfants leur bêtise. »[33]

L'autre est déjà à exclure quand il la fait souffrir et elle est capable de se construire une citadelle pour se protéger. Or, rien ne fait plus souffrir à cet âge que l'exclusion. La petite fille solitaire qui reste enfermée dans l'appartement familial pour faire ses devoirs et lire des livres lorsque les autres jeunes sortent et s'amusent (cf. Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 242). Notre mémorialiste décrit longuement la solitude de sa jeunesse, de son entrée à l'adolescence jusqu'à la rencontre salvatrice avec Sartre. Les autres étudiantes déambulent en bandes dans les rues tandis que notre mémorialiste sillonne Paris, solitaire. Elle décrit ainsi des scènes absolument pathétiques, si bien qu'elles prêtent un peu à sourire :

« Je marchais dans Paris, abattant des kilomètres, jetant sur des décors inconnus un regard brouillé par les pleurs... Sur les quais de la Seine, à travers mes sanglots je me berçais avec des vers de Laforgue. »[34]

Le champ lexical de l'enfermement, de l'étouffement est récurrent pendant la troisième et la quatrième partie du livre (soit sur plus de deux cents pages). La jeune fille est en permanence "claquemurée", "enfermée". Des bibliothèques à la maison : « J'étais encore enfermée »[35]. « Trois années encore à passer entre ces murs ».[36] « J'étais claquemurée ! J'étouffais, je me consumais, j'avais envie de me fracasser la tête contre ces murs ».[37] Tout au long des Mémoires d'une jeune fille rangée la carte d'un premier Paris se dessine de la Sorbonne à Sainte Geneviève et à la bibliothèque Nationale. A ce premier espace de l'instruction mais aussi synonyme d'enfermement pour la jeune fille est opposé un second espace, celui des cinémas et des cafés, auquel elle est exclue jusqu'à sa rencontre avec Sartre et sa réussite à l'agrégation. Les quelques escapades qu'elle fait aux alentours de ses vingt ans avec son cousin Jacques dans les bars de Montparnasse sont des échecs puisqu'elle ne s'y sent pas plus à l'aise que dans les bibliothèques (nous serions tentés de trouver que sa place est quoiqu'elle en dise plus dans les bibliothèques que dans les bars) : « Ma place n'était ni dans les bars ni dans les bibliothèques : mais alors, où ? »[38].

Les étudiants qui "se déplacent en bandes" sont parfaitement à l'aise dans ce Paris de la fête et du plaisir. Toutefois, nous pouvons nous interroger sur ce Paris qu'elle reconstitue. Si les jeunes hommes (et sans doute les normaliens Sartre et Nizan) étaient libres d'aller où ils voulaient, il ne semble pas que ce soit très crédible pour des jeunes filles des années vingt. N'est-ce pas plutôt la jeunesse de l'après-guerre les boites de jazz de Saint-Germain-des-Prés que Simone de Beauvoir nous décrit ?

L'isolement de l'adolescente se poursuit chez la jeune femme mais cette fois-ci, il est voulu et revendiqué avec agressivité. Elle a rencontré Sartre et il lui suffit amplement. Il remplace toute structure sociale. Ainsi, jeune professeur de philosophie à Marseille se promène-t-elle seule dans les environs. Elle refuse de faire connaissance avec ses collègues ainsi que toute insertion dans le corps professionnel (cf La force de l'âge, p. 112). A Paris, elle ne fréquente que certaines de ses élèves car elle préfère la compagnie des jeunes gens à celle des adultes de son âge. Comme Sartre, elle a la volonté de rester une éternelle étudiante et fréquente ce milieu qu'elle ignorait jeune fille. La petite fille ne se frayait pas avec ses camarades et préférait la compagnie des adultes, une fois adulte elle préfère celle des adolescents, aussi reste-t-elle toujours en marge de la société. Simone de Beauvoir parle de sa fascination pour Olga, la jeune fille de dix-huit ans avec laquelle Sartre et elle-même forment un trio :

« Nous avions le culte de la jeunesse, de ses révoltes, sa liberté, son intransigeance. Par son impétuosité, son extrémisme, Olga l'incarnait avec éclat »[39].

Pour lutter contre son isolement, la jeune fille puis la jeune femme a trouvé de multiples moyens de défense. Ainsi lorsque l'opposition de ses parents devient de plus en plus violente, la jeune fille âgée de dix-sept ans tient-elle un journal intime. Elle analyse son moi, dialogue avec elle-même pour échapper à la solitude. Elle se dédouble, créant ainsi une autre jeune fille qui devient sa confidente. « Je prétendais me dédoubler, me regarder. Je m'épiai dans mon journal, je dialoguai avec moi-même »[40]. Bien qu'elle souffre de son isolement, elle s'en félicite également dans son journal car elle y voit la preuve de sa supériorité. « Mon isolement manifestait ma supériorité ; je n'en doutais plus : j'étais quelqu'un, et je ferais quelque chose »[41]. Elle crée un nouveau monde, un microcosme dont elle est le seul sujet.

La jeune fille lutte également contre son isolement grâce à de grandes "amitiés", elle échappe à la solitude car elle noue des liens privilégiés avec des jeunes gens de son âge auxquels elle reconnaît des qualités intellectuelles. Ainsi entretient-elle des liens privilégiés avec Elisabeth Mabille qu'elle rencontre alors qu'elle est âgée de dix ans au cours Désir et qui devient sa meilleure amie. A ses côtés, Simone de Beauvoir crée un monde qui double le vrai monde : « Au fond de ma mémoire brillaient avec une douceur sans égale, les heures où je me réfugiais avec Zaza dans le bureau de M. Mabille, et où nous causions. »[42]. Le bureau de M. Mabille rappelle bien évidemment le premier souvenir d'enfance puisqu’elle écrit dans le Mémoires d'une jeune fille rangée :

« De mes premières années je ne retrouvai guère qu'une impression confuse : quelque chose de rouge, de noir et de chaud... je me blottissais dans la niche creusée sous le bureau, je m'enroulais dans les ténèbres, il faisait sombre, il faisait chaud et le rouge de la moquette criait dans mes yeux. »

Il faut également noter que le monde qu'elle recrée avec Zaza ne se situe pas dans un lieu anodin mais dans une bibliothèque, endroit bien évidemment symbolique pour une future intellectuelle. N'est-ce pas la femme qui parle plutôt que la jeune fille ?

Zaza lui assure une protection contre le monde, mais lui permet également d'avoir une emprise réelle sur celui-ci :

« Nous causions de nos études, de nos lectures, de nos camarades, de nos professeurs, de ce que nous connaissions du monde non de nous-même. »[43]

Lorsque notre mémorialiste est âgée de dix-sept ans elle tombe amoureuse de son cousin Jacques. Ce dernier entre dans le cadre des affinités électives tout comme Zaza car il est instruit, intelligent. Il promène sa "petite" cousine en auto et lui fait découvrir les bars de Montparnasse. Si cette "idylle" peut nous sembler "banale", et quelque peu semblable à un cliché (la jeune fille pauvre qui tombe amoureuse de son riche cousin), il faut noter encore une fois que les rencontres avec Jacques se déroulent dans l'appartement familial dans la longue galerie moyenâgeuse où il ne fait jamais très clair, espace qui reproduit une fois de plus le lieu de l'enfance réduit et fœtal. Avec Jacques notre mémorialiste pénètre dans le monde réel... Il lui fait connaître un aspect de Paris qu'elle ne connaissait pas : la vie nocturne des bars de Montparnasse et la vie de Bohême.

Toutefois, nous y reviendrons plus longuement dans notre troisième partie, le microcosme absolu se produit avec Sartre. Les deux amants se disent tout :

« un regard certes bienveillant, mais plus impartial que le mien me renvoyait chacun de mes mots ; une image que je tenais pour objective ; ce contrôle me défendait contre les peurs, les faux espoirs, les vains scrupules, les fautes imaginaires, les menus délires qui se nouent facilement dans la solitude. »[44]

La réussite de leur "microcosme" est éclatante car ils n'ont plus besoin de se réfugier dans un endroit pour discuter comme Simone de Beauvoir le faisait avec Jacques ou Zaza. Notre mémorialiste insiste sur leur indépendance, leur liberté : « Maintenant nulle part je ne rencontrais de résistance, je me sentais en vacances et pour toujours. »[45] « Rien ne nous limitait, rien ne nous définissait, rien ne nous assujettissait, nos liens avec le monde, c 'est nous qui les créions. »[46]

Grâce à Sartre, Simone de Beauvoir pénètre dans le monde fermé des intellectuels des années trente. Elle est une des rares femmes à s'être introduite dans ce monde de "l'intelligence parisienne". Elle nous dresse un portrait passionnant du monde intellectuel dans la France des années trente et quarante. Elle cède au goût français de raconter qu'elle a rencontré de grands personnages. Selon G. May les mémorialistes étrangers sont moins sensibles que les français aux grandes figures qu'ils rencontrent. Simone de Beauvoir céderait donc à un snobisme très français citant les personnalité qu'elle connaît.

L'écriture des Mémoires lui sert également à défendre son image, à se justifier car elle est une figure très controversée. Elle n'a pas le prestige intellectuel de Sartre et son parcours peut apparaître moins brillant que celui de son compagnon. Toril Moil dans son ouvrage Simone de Beauvoir analyse la situation difficile de Simone de Beauvoir au sein de l'intelligentsia française des années 40-50. Se basant sur des données sociologiques Toril Moil rappelle que Simone de Beauvoir appartient à la première génération de femmes formées par les institutions scolaires (Les femmes ont eu le droit d'accéder à l'enseignement supérieur à la fin de la première guerre mondiale). De plus, elle a peut-être souffert du prestige intellectuel plus important de son compagnon, qui était normalien et major à l'agrégation. Elle n'appartient à aucun groupe intellectuel si ce n'est par le biais de Sartre. Les prises de positions extrêmes de Simone de Beauvoir ont agacé plus d'un intellectuel et les critiques lui ont reproché, souvent à tort son manichéisme. De plus, l'usage extrémiste fait par les féministes anglaises et américaines du Deuxième sexe souvent en tronquant et en simplifiant l'ouvrage ont achevé de ternir son image d’"intellectuelle". Selon les normes des intellectuels parisiens, Simone de Beauvoir, de par sa naissance, son parcours scolaire et sa place de compagne de Sartre manque de distinction "intellectuelle". Selon les critères de Pierre Bourdieu, le sérieux, l'anxiété d'être à la "hauteur" de Sartre et de ses amis Nizan et Merleau-Ponty (Pradelle dans les mémoires) classe Simone de Beauvoir dans la catégorie de la petite bourgeoisie intellectuelle.

Citons par exemple ce que dit la critique libérale Deirdre Marks au milieu des années soixante sur l’œuvre de Simone de Beauvoir dans Simone de Beauvoir : Encounters with death. Cet ouvrage est écrit alors que l’œuvre autobiographique de notre auteur n'est pas achevée mais il résume parfaitement l'opinion de certains intellectuels et critiques littéraires face aux œuvres de notre auteur : « Le rythme de l'engagement est besogneux et réglé. Le ton en est sérieux, sans humour, optimiste et l'ironie est complètement absente, sa longueur rhétorique est obscure et solennelle, pleine de confiance et de conviction. Le thème principal est l'unité et le point de vue est toujours moral, social et politique. La gratuité notion primordiale dans l'univers de l'absurde est remplacée par l'utile, le jeu par une activité totale, l'analyse par la synthèse, la phénoménologie par l'idéologie. Au terme du passage de l'absurde à l’engagement, de la mort à l'individu des réponses abstraites sont apportées à des problèmes concrets. »

Simone de Beauvoir est donc considérée comme une pâle imitation des philosophes existentialistes. Elle n'arriverait pas à la cheville d'un Sartre ou d'un Camus.

En écrivant ses mémoires, Simone de Beauvoir cherche donc à se justifier et à montrer ses capacités intellectuelles. Elle dresse une liste complète de ses lectures, nous rappelle à plusieurs reprises dans les Mémoires d'une jeune fille rangée et La force de l'âge qu'elle est une travailleuse acharnée et une intellectuelle de qualité. Ses mémoires servent donc à la justifier en tant que femme écrivain et femme intellectuelle dans cette société patriarcale. Il faut souligner combien cette démarche peut paraître surprenante de la part de celle qui fut tout de même classée seconde à l'agrégation de philosophie en 1929 et plus jeune agrégée de France ; elle a en tout cas le mérite de nous montrer la difficulté des femmes à trouver une place dans l'élite intellectuelle de l'entredeux guerres.

Dans les Mémoires d'une jeune fille rangée Simone de Beauvoir semble surtout vouloir montrer qu'elle a bien mérité son agrégation de philosophie et son "intégration" dans le groupe des brillants normaliens Sartre, Merleau-Ponty (Pradelle) et Nizan.

Elle raconte ainsi une de ses journées alors qu'elle est âgée de vingt et un ans : « En octobre, la Sorbonne fermée, je passais mes journées à la bibliothèque Nationale. J'avais obtenu de ne pas rentrer déjeuner à la maison : J'achetais du pain, des rillettes et je les mangeais dans les jardins du Palais-Royal... Je regagnais la bibliothèque, j'étudiais la théorie de la relativité et je me passionnais. De temps en temps, je regardais les autres lecteurs et je me carrais avec satisfaction dans mon fauteuil parmi ces érudits, ces savants, ces chercheurs, ces penseurs, j'étais à ma place. »[47]. Elle ajoute pour montrer qu'elle est une véritable intellectuelle : « Moi aussi je participais à l'effort que faisait l'humanité pour savoir, comprendre, s'exprimer : J'étais engagée dans une grande entreprise collective et j'échappais à jamais à la solitude »[48].

Dans La force de l'age, elle désire se justifier en tant qu'écrivain. Elle explique son application, le sérieux qu'elle accorde à son métier, elle a par petit moment un petit côté "clerc de notaire" qui est assez agaçant. « Je travaillais, comme autrefois, dans un des boxes du fond... » [49], « Nous travaillions beaucoup, outre sa pièce, Sartre s'occupait de son traité de philosophie... » [50]. Simone de Beauvoir n'a pas qu'à subir l'hostilité d'une partie des intellectuels mais également d'une partie de l'opinion publique. Elle veut donc se justifiera l'égard du "grand public" et rétablir la vérité à son sujet, en partant du principe de Jean-Jacques Rousseau selon lequel une seule personne peut dire la vérité sur elle et c'est justement elle même :

« On a forgé de moi deux images. Je suis une folle, une demi-folle, une excentrique. J'ai les mœurs les plus dissolues... souliers plats, chignon tiré, je suis une cheftaine, une dame patronnesse, une institutrice (au sens péjoratif que la droite donne à ce mot). Je passe mon existence devant mes livres et devant ma table de travail, pur cerveau... l'essentiel est de me présenter comme une anormale... le fait est que je suis écrivain... une femme "écrivain" ce n'est pas une femme d'intérieur qui écrit mais quelqu'un dont toute l'existence est commandée par l'écriture. Cette vie en vaut bien une autre. Elle a ses raisons, son ordre, ses fins auxquels il ne faut rien comprendre pour la juger extravagante ».[51]

Elle commence à écrire une autobiographie lorsque les événements d'Algérie deviennent très graves. La renaissance de l'extrême droite en France et en Algérie la pousse à un plus grand isolement. De plus elle s'oppose à la majorité des français car elle ne souhaitait pas le retour du général de Gaule ni le changement des institutions.

« Les résultats du référendum avaient achevé de me couper de mon pays. C'en était fini des voyages en France. Tavant, Saint-Servin, d'autres lieux que j'ignorais ; je n'avais aucun désir de les connaître, le présent me gâchait le passé. Désormais, la fierté des automnes, je la vécus dans l'humiliation, la douceur de l'été meurt dans l'amertume. Il arrive encore que la grâce d'un paysage me prenne à la gorge, mais c'est comme un amour trahi, un service qui meurt. Chaque nuit, quand je me couchais, je craignais le sommeil, des cauchemars le traversèrent et au réveil j'avais froid. » [52]

En plongeant dans son passé, Simone de Beauvoir peut espérer échapper à ce présent qui l'étouffe, elle retrouve alors la France qu'elle aimait pendant son adolescence et sa jeunesse. De plus, elle se justifie aux yeux de ses contemporains. Les raisons qui la poussent à écrire ses mémoires ressemblent fort à celle de Rousseau écrivant ses confessions :

« Parmi mes contemporains, il est peu d'hommes dont le nom soit plus connu dans l'Europe et l'individu soit plus ignoré. Mes livres courraient les villes tandis que leur auteur ne court que les forêts. Tout me lisait, tout me critiquait, tout parlait de moi, mais dans mon absence j'étais aussi loin des discours que des hommes. Je ne savais rien de ce qu'on disait. Chacun me figurait à sa fantaisie, sans crainte que l'original vînt le démentir. Il y avait un Rousseau dans le grand monde et un autre dans la retraite qui ne lui ressemblait en rien. »[53]

Et Simone de Beauvoir écrit dans La force des choses (1963) :

« Je n'ai jamais passé à la télévision, jamais parlé de moi à la radio, presque jamais donné d'interview. J'ai dit pour quelle raison j'ai accepté le Goncourt mais que même alors je m'étais refusé à toute exhibition. Je ne voulais pas devoir mes réussites à des interventions extérieures mais à mon seul travail. Et je savais que plus la presse parlait de moi, plus je serais défigurée : J'ai écrit ces mémoires en grande partie pour rétablir la vérité et beaucoup de lecteurs m'ont dit qu'ils avaient auparavant sur moi les idées les plus fausses »[54].

L'écriture de ses mémoires était donc un projet depuis longtemps caressé par Simone de Beauvoir, de multiples éléments la mettaient dans la grande lignée des mémorialistes, mais d'autres traits de sa personnalité ont donné une originalité à son écriture du moi. Une tendance très forte au "mysticisme", une volonté de se poser comme un absolu la rattachent une fois de plus à la grande tradition mémorialiste.

Notre mémorialiste a eu conscience du fondement de son "moi" très jeune. A peine notre mémorialiste a-t-elle deux ans et demi qu'elle a une conscience aiguë de son "moi" : « Sur les photos de famille prises l'été suivant, on voit de jeunes dames en robes longues empanachées de plumes d'autruche, des messieurs coiffés de canotiers et de panamas qui sourient à un bébé : ce sont mes parents, mon grand-père, des oncles, des tantes et c'est moi. Je tourne une page de l'album ; Maman tient dans ses bras un bébé qui n'est pas moi ; je porte une jupe plissée, un béret, j'ai 2 ans et demi, et ma sœur vient de naître » [55]. Mais cette conscience de son "moi" n'est pas simple prise de conscience, elle est déjà volonté de s'affirmer supérieure face à cette sœur : « Je me sentais plus intéressante qu'un nourrisson cloué dans son berceau. J'avais une petite sœur : ce poupon ne m'avait pas »[56].

Elle veut déjà se préserver de l'ascendant que cette sœur pourrait avoir sur elle. Elle se sent plus intelligente que celle-ci. Elle s'oppose aux adultes car dès qu'ils lui donnent des ordres, elle remarque qu'ils le font de façon arbitraire, avec même parfois un manque de raison : « Je ne voulais céder qu'à la nécessité, les décisions humaines relevaient plus ou moins du caprice, elles ne pesaient pas assez lourd pour forcer mon adhésion » [57].

Avant son entrée à l'école, elle dépend étroitement de ses parents, des adultes de son entourage et en souffre. Elle a conscience d'être un absolu, de posséder des vérités, des pensées que personne d'autre qu'elle n'a : « Il suffisait pour me blesser qu'on me traitât en bébé, bornée dans mes connaissances et dans mes possibilités, je n'en estimai pas moi être une vraie personne ».[58]

Elle semble viser dès son plus jeune âge à cet accomplissement que Rilke souhaitait à chaque homme et qu'il n'avait trouvé que chez Rodin : « Etre un monde en soi ».

L'école lui plaît tout de suite, nous devrions même dire « le projet d'aller à l'école «. A cinq ans et demi, lorsque sa mère décide de la faire entrer dans un sévère institut catholique, le cours Désir, elle ne refrène pas son enthousiasme : « Jusqu'alors j'avais grandi en marge des adultes, désormais j'aurais mon cartable, mes livres, mes cahiers, mes tâches ; une semaine et mes journées se découperaient selon mes propres horaires ».[59]

Le système scolaire la satisfait parce qu'il lui donne l'"autonomie" qu'elle désirait. Elle se trouve seule confrontée à son moi sans l'intermédiaire des adultes. De plus, elle a besoin d'être prise dans des cadres qui assignent un travail à chaque moment de sa journée. Le strict institut catholique, il suffit de s'imaginer combien un institut de ce genre pouvait être sévère au tout début du siècle, par sa rigueur la satisfait totalement : « Mon année était balisée par des moments exaltants. Chaque jour menait quelque part. Je plaignais les grandes personnes dont les semaines étroites sont à peine colorées par la grandeur des dimanches. Vivre sans rien attendre me paraissait affreux ». [60]

Elle veut atteindre le plus grand degré d'accomplissement de son moi, progresser. Pour y parvenir, la petite Simone a très vite l'idée qu'elle ne doit pas perdre une minute chaque instant de sa vie doit servir au développement de son "moi". Elle tient d'ailleurs cette volonté de s'occuper frénétiquement de sa mère qui se rappelle-t-elle ne laissait jamais se perdre une minute :

« Ma mère ne gaspillait jamais une seconde ; en lisant ; elle tricotait ; quand elle causait avec mon père ou avec des amies ; elle cousait, raccommodait ou brodait [...] Je pensais que non seulement dans ma famille mais partout - le temps, l'argent étaient si étroitement mesurés qu'il fallait les administrer avec la plus exacte rigueur ; cette idée me convenait puisque je souhaitais un monde sans caprice ». [61]

Le monde sans caprice, c'est bien celui de l'école, mais aussi celui de sa famille, de son univers quotidien. Cette organisation parfaite la rassure, et semble cacher une atroce peur du vide, de la mort. Ainsi, alors qu'elle passe quelques jours seule chez une amie de ses parents, elle sanglote dans son lit, et explique ainsi les raisons de sa tristesse :

« La vérité c'est que séparée de ma famille, privée des affections qui m'assuraient de mes mérites, des consignes et des repères qui définissent ma place dans le monde, je ne savais plus comment me situer, ni ce que j'étais venue faire sur terre ». [62]

Heureusement pour elle, elle n'est guère séparée de sa famille et retrouve avec plaisir à chaque rentrée les cadres du cours Désir.

Mais c'est surtout la présence de Dieu qui rassure la petite fille. La directrice du cours Désir, Adeline Désir est, en effet, un modèle de sainteté dont Beauvoir mémorialiste athée ne peut s'empêcher de se moquer : « une bossue qu'on s'occupait en haut lieu de faire béatifier ».[63]

Les petites filles sont donc élevées dans la piété, l'initiation du Christ et l'obéissance aux règles de l'Église. Simone est heureuse de l'existence de Dieu et lui obéit : « Je me promenais dans la basilique du Sacré-cœur avec d'autres petites filles en agitant une oriflamme et en chantant ».[64] Mais sa foi dévie pourtant de la foi catholique traditionnelle. Il ne peut nous échapper que si elle obéit à Dieu, suit les règlements de l'Église avec ferveur, c'est parce qu'elle ne se considère pas comme une chrétienne parmi tant d'autres.

Elle est persuadée de tenir une place privilégiée dans la création et sous le regard de Dieu. A vrai dire, tout semble vouloir enfermer la fillette, puisque au cours Désir, elle tient les premières places dans les reconstitutions bibliques grâce à sa position de meilleure élève de la classe. « Je savais lire, écrire, un peu compter : j'étais la vedette du cours "Zéro". Aux environs de Noël, on m'habilla d'une robe blanche brodée d'un galon doré et je figurai l'enfant Jésus : les autres petites filles s'agenouillaient devant moi ».[65]

Elle ne se considère pas comme membre de la communauté des chrétiens mais comme la "représentation de l'absolu". Elle seule peut réellement communiquer avec Dieu, le lien qu'elle a avec lui est plus fort que celui qu'il a avec n'importe quel autre chrétien.

Dieu la rassure et son amour l'encourage à progresser dans son existence. En fait, Dieu devient pour la jeune Simone de Beauvoir un magnifique soutien dans son projet initial d'ascension continuelle de son moi Alors que le découragement pourrait la faire abdiquer de cette quête qui, il faut bien le dire nous semble assez délirante, de perfectionnement de son moi profond, la croyance d'avoir été élue par Dieu, de posséder des liens privilégiés avec lui font poursuivre son projet : « Mon image toute rayonnante de la joie qu'elle suscitait dans le cœur de Dieu me consolait de tous mes déboires terrestres ; elle me sauvait de l'indifférence, de l'injustice et des malentendus humains. Car Dieu prenait toujours mon parti, en me jugeant, il me justifiait ».

D'ailleurs tout son entourage lui confirme qu'en aimant Dieu, en respectant ses commandements, son âme peut devenir unique. A la recherche intérieure de son moi, à sa volonté de se préserver des adultes se substitue donc, dès l'entrée du cours Désir le perfectionnement de son âme. La jeune Simone recherche les voies de la sainteté : « Quand l'aumônier du cours Désir m'eut prise en main je devins une petite fille modèle. Il était jeune, pâle, infiniment suave. Il m'admit au catéchisme et m'initia aux douceurs de la confession. Je m'agenouillai en face de lui dans une petite chapelle et je répondis avec zèle à ses questions. Je ne sais plus du tout ce que je lui racontai, mais devant ma sœur qui me le répéta, il félicita maman de ma belle âme. »[66]. Elle « amasse les mérites » nous dit-elle, non pas tant pour remercier Dieu de ses bienfaits mais parce qu'elle s'est éprise de sa propre âme que « j'imaginais blanche et rayonnante comme l'hostie dans l'ostensoir » [67].

Son désir d'ascension de son âme va si loin qu'elle ne peut se contenter de servir Dieu de la terre, elle veut également le connaître : « Je souhaitais ardemment me rapprocher de Dieu, mais je ne savais pas comment m'y prendre. Ma conduite laissait si peu à désirer que je ne pouvais guère l'améliorer »[68].

Son désir de toucher Dieu est tel qu'elle s'adonne à de multiples exercices d'initiation des grandes figures de la chrétienneté. En cela, elle ne montre guère d'originalité car cette sorte d'exercice spirituel était fréquent au début du siècle. L'imitation du Christ est une lecture qui a bercé la jeune Simone de Beauvoir mais aussi toute sa génération. Ainsi ses jeux avec sa sœur sont-ils autant d'exercices spirituels :

« J'imaginais souvent que j'étais Marie-Madeleine et que j'essuyais avec mes longs cheveux les pieds du Christ... ou bien m'inspirant de Grisélides ou de Geneviève de Brabant, j'entrais dans la peau d'une épouse persécutée, ma sœur, entraînée à incarner Barbe-Bleue me chassait cruellement de son palais je me perdais dans les forêts sauvages jusqu'au jour ou mon innocence éclatait. » [69]

Simone multiplie les rêveries masochistes au cours desquelles elle s'abandonne à des héros masculins tout puissants qui ne sont qu'autant de substituts de Dieu. Parfois, elle est une sainte qui meurt pour la gloire de Dieu.

Dix ans auparavant, notre auteur avait longuement analysé les rêveries masochistes des fillettes dans le chapitre intitulé Formation du Deuxième sexe. Elle voyait dans ses rêveries de soumission et d'humiliation face à un homme ou à Dieu une anticipation pour la fillette de sa future condition de femme mariée :

« La vierge accueille à genoux les paroles de l'ange : "Je suis la servante du Seigneur" répond-elle. Marie-Madeleine est prostrée aux pieds du Christ et elle essuie avec ses longs cheveux de femme. [...] Souvent les jeunes beautés promises à un glorieux avenir commencent par apparaître dans un rôle de victime, les histoires de Geneviève de Brabant, de Grisélidis ne sont pas aussi innocentes qu'il semble ; amour et souffrance s'y entrelacent d'une manière troublante ; c'est en tombant au fond de l'abjection que la femme s'assure ses plus délicieux triomphes ; qu'il s'agisse de Dieu ou d'un homme la fillette apprend qu'en consentant aux plus profondes démissions elle deviendra toute puissante : elle se complaît dans son masochisme qui lui promet de suprêmes conquêtes. » [70].

Mais si les fillettes de sa génération se complaisaient dans ces rêveries masochistes, représentations de leur future condition, le jeune Simone joue "pour de faux" à la victime, car aussitôt après nous avoir décrit les rêveries masochistes de son enfance, elle ajoute :

« Mais lorsque je m'abandonnais à ces exquises déchéances, je n'oubliais jamais qu'il s'agissait d'un jeu. Pour de vrai, je ne me soumettrai à personne : j'étais et je demeurerais toujours mon propre maître. »[71]

Son amour pour Dieu ne peut en aucun cas la mener à s'abaisser, à s'amoindrir. Il la conduit au contraire vers plus d'autonomie et plus de force puisqu'elle refuse consciemment la passivité des saintes et des martyres car elle veut régner sur sa propre vie et se veut « l'absolu fondement de soi-même et sa propre apothéose » [72].

Elle affirme que « la passivité à laquelle mon sexe me vouait, je la convertissais en défi ». [73]

Pour se rapprocher de Dieu, elle choisit plutôt le parfait accomplissement de ses tâches quotidiennes. Ainsi peut-elle concilier son goût pour l'autonomie, l'activité et sa volonté de servir Dieu. Les Mémoires d'une jeune fille rangée décrivent pendant de longues pages les journées à l'école de Simone :

« Mes émotions de néophyte ne s'étaient pas émoussées à l'instant où Mademoiselle faisait son entrée, le temps devenait sacré ». [74]

L'étude lui donne une sensation d'accomplissement de son moi, et satisfait pleinement sa volonté d'auto-réalisation :

« J'attendais, j'étais attendue. Sans trêve, je répondais à une exigence qui m'évitait de me demander : pourquoi suis-je ici ? Assise devant le bureau de Papa, traduisant un texte d'anglais ou recopiant une rédaction, j'occupais ma place sur terre et je faisais ce qui devait être fait ». [75]

Le champ lexical du sacré est employé pour parler de ses travaux scolaires, ceux-ci, lui permettent de concilier ses devoirs de chrétienne, après tout ne fait-elle pas ses études au catholique cours Désir ? Et de poursuivre son projet d'auto-réalisation : « Tant de choses m'exigeaient ! Il fallait descendre au centre de la terre, et tourner autour de la lune ». [76]

Lorsqu'elle étudie, elle relègue Dieu à une place infime. Elle devient démiurge et donné vie au monde par le pouvoir de son esprit. L'activité intellectuelle l'incarne en pure conscience puisque son corps ne participe pas à l'éveil de ce monde :

« Quand je dormais, le monde disparaissait, il avait besoin de moi pour être vu, connu, compris ».[77]

Elle est le regard qui éveille le monde. La petite Simone postule donc, sans s'en rendre compte, qu'il existe un lien entre la structure de son esprit et la structure du monde.

Elle fait un choix dans ses moyens pour connaître l'absolu, ainsi préfère-t-elle le biais de l'écrit, pour atteindre l'absolu, elle relègue le langage oral à une matérialité insuffisante pour le chemin de l'au-delà :

« développer des capacités (l'accent anglais) qui demeureraient fatalement bornées et relatives : la modestie de cet effort me rebutait, moi qui n'avait qu'à regarder, à lire, à raisonner pour toucher l'absolu [...] Traduisant un texte anglais, j'en découvrais total, unique, le sens universel, alors que le "th" dans ma bouche n'était qu'une modulation parmi des milliers d'autres, je dédaignais de m'en préoccuper ». [78]

Avec la naïveté de son jeune âge, auquel s'ajoute le mysticisme enseigné par sa mère et le cours Désir, elle imagine son esprit sans limite. Aussi elle oseille entre l'absence totale de sens et la surabondance du sens. L'oralité mène à une absence de sens, tandis qu'en découvrant les mots anglais couchés sur le papier, la petite fille croît pouvoir atteindre le sens absolu. Elle ne s'intéresse d'ailleurs qu'aux matières qu'elle croit susceptibles de lui dévoiler les clefs du monde. Les mathématiques lui plaisent lorsqu'elle a seize ans, et qu'elle passe avec son amie Elizabeth un double baccalauréat lettres et mathématiques : « J'aimais ce qui résistait : les mathématiques me plaisaient ». Le lecteur attentif comprend vite d'où lui vient son goût pour les mathématiques, en luttant contre les nombres l'adolescente a l'impression de pouvoir découvrir une vérité jusque là ignorée. La Mathématique est la seule science touchant à l'absolu, elle rend compte des conditions de possibilité du savoir du côté de l'homme et du côté de l'univers. La mathématique permet de toucher le néant et l'absolu, puisque le zéro, selon les mathématiques, est l'idée mathématique absolue, la représentation du néant au bout duquel se dessine la possibilité d'atteindre l'absolu.

En étudiant les mathématiques, notre auteur peut espérer assouvir son désir de toute puissance, car elle croit que le monde « a besoin de moi pour être vu, connu, compris ». [79] Georges Gursdorf dans Autobiographie nous rappelle, en effet que « la Genèse est la création et le passage de zéro à quelque chose ». Le biologiste romantique Lorenzorken dans son Traité de la Philosophie publié en 1810 soutenait qu'il existe un lien étroit entre l'idée du zéro en mathématiques, et l'idée de l'éternité en philosophie. Il voyait même dans les nombres des sectes et donc des réalités permettant à celui qui les étudie d'élargir les possibilités de l'esprit humain et de concevoir l'absolu. Toutes nos connaissances selon Lorenzorken peuvent être réduites à deux matières : les mathématiques et la philosophie. Pour les romantiques allemands, le domaine entier de la connaissance des idées mathématiques en tant que monde, ou la répétition dans la conscience de la genèse du monde. Il ne faut pas s'étonner que Simone adolescente se passionne non seulement pour les mathématiques mais également pour la philosophie : « Je me passionnais. Je retrouvais traités par des messieurs sérieux, dans des livres, les problèmes qui avaient intrigué mon enfance... Car c'était moi, dont on ne m'avait jamais parlé par lieux communs, qui me trouvais son désir en cause. Ma conscience d'où sortait-elle ? D'où tirait-elle ses pouvoirs ». [80]

Ce qui la passionne donc dans la philosophie c'est la possibilité d'explorer, de comprendre sa conscience. Mais elle ne veut pas seulement connaître sa conscience, elle veut aussi étendre les pouvoirs de celle-ci pour comprendre l'univers, puisqu'elle ajoute « J'avais toujours souhaité connaître tout, la philosophie me permettrait d'assouvir ce désir, car c'est la totalité du réel qu'elle visait ; elle s'installait tout de suite en son cœur ».[81]

Ce qui la passionne donc dans la philosophie, c'est la possibilité d'explorer, de comprendre sa conscience. Mais elle ne veut pas seulement connaître sa conscience, elle veut aussi étendre les pouvoirs de celle-ci pour comprendre l'univers, puisqu'elle ajoute « J'avais toujours souhaité connaître tout, la philosophie me permettrait d'assouvir ce désir, car c'est la totalité du réel qu'elle visait ; elle s'installait tout de suite en son cœur » [82]. Simone de Beauvoir adolescente rejoint les spéculations métaphysiques de Fichte selon lesquelles le Moi contient le germe de l'univers et les profondeurs infinies du sens. En approfondissant la connaissance de son moi, le penseur peut espérer posséder la nature, l'univers entier qui portera alors la marque de son action.

La découverte de la philosophie confirme Simone de Beauvoir dans ces méditations et sa tendance au mysticisme. Elle est à présent persuadée que grâce à ses lectures philosophiques, il lui est possible d'approfondir la connaissance de son moi puis celle de l'univers.

Ses découvertes vont entraîner un changement dans son attitude à l'égard de Dieu. Nous avons déjà vu précédemment que la fillette imitait les grandes figures de la chrétienté pour se rapprocher de Dieu.

Son Moi, est en position centrale dans le monde, et fait exister les choses particulièrement lorsque la petite fille se trouve dans la nature de Meyrignac qu'elle adore. Il n'est pas étonnant que notre auteur s'adonne à ces méditations spécialement lorsqu'elle se trouve en vacances, le temps de l'été est en effet propice, parce qu'éloignée des lieux et des cadres qui balisent son existence, la jeune fille se livre à toute une série de réflexions centrées sur sa personne. De plus, Simone de Beauvoir a toujours adoré la nature qui par sa beauté lui semblait refléter toute la magnificence de la création divine : « Mon regard créait de la lumière ; en vacances surtout je me grisais de découverte ». [83] Elle est seule à posséder la vérité des choses et des êtres.

La petite fille a réellement des intuitions proches de celle d'un Fichte et à sa suite les esprits romantiques tels que Novalis. Elle est la loi qui permet au monde d'exister et lui donne règne. Elle crée l'univers du chêne au brin d'herbe, c'est grâce à son moi que l'univers a quitté sa masse informe pour exister

« A nouveau, j'étais unique et j'étais exigée ; il fallait mon regard pour que le rouge du hêtre rencontrât le bleu du cèdre et l'argent des peupliers. Lorsque je m'en allais, le paysage se défaisait, il n'existait plus pour personne, il n'existait plus du tout ». [84]

Son égocentrisme est tel qu'elle s'identifie presque à Dieu. Elle s'incarne en lui, et le connaît mieux que les autres humains. Pour s'allier avec lui, elle pratique l'ascétisme. Ainsi, dans la solitude de sa chambre à Meyrignac retrouve-t-elle le chemin des anciens mystiques :

« J'avais une chambre à moi. C'était une cellule juste à ma mesure, comme naguère la niche où je me blottissais sous le bureau de Papa. Bien que la présence de ma sœur fut d'ordinaire légère, la solitude m'exaltait. Quand j'étais en humeur de sainteté, j'en profitais pour dormir sur le plancher ».[85]

Dès l'enfance la petite fille devient l'égale de Dieu. Le parcours spirituel qu'elle nous décrit de sa toute petite enfance à ses dix-sept ans, est une véritable déification, bien que le mot ne soit jamais prononcé par notre auteur. Elle participe à la création divine, et devient une aide de Dieu, un nouveau fils de Dieu, à l'instar du Christ : « Loin qu'il me détrônât, il assurait mon règne. Privée de ma présence, la création glissait dans un obscur sommeil ; en l'éveillant, j'accomplissais le plus sacré de mes devoirs, alors que les adultes, indifférents, trahissaient les devoirs de Dieu ».[86] Elle est celle qui allie le divin et l'humain, comme le Christ :

« Sa souveraineté ne m'ôtait pas la mienne. Il connaissait toutes les choses à sa façon, c'est-à-dire absolument : mais il me semblait que, d'une certaine manière, il avait besoin de mes yeux pour que les arbres aient des couleurs. La brûlure du soleil, la fraîcheur de la rosée, commencent en pur esprit les eût-il éprouvées, sinon à travers mon corps ? ».[87]

Mais le christianisme qui est enseigné à la jeune fille ne cultive pas ses états mystiques. Il est, au contraire, basé sur quantité de principes moraux, qui apprennent à obéir aux adultes, à se contenter du monde réel, ce qui ne peut satisfaire son goût de l'absolu :

« D'année en année, ma piété en se fortifiant s'épurait et je dédaignais les facteurs de la morale au profit de la mystique ». [88]

La jeune fille refuse donc les voies classiques de la foi pour approcher Dieu, elle rejette le catéchisme, les représentants de Dieu et se retrouve « seule en face de lui ».[89]. Seule face au monde, face à ses plaisirs, face à la nature, elle a vite fait d'effacer Dieu de ce magnifique tableau « J'avais toujours pensé qu'au prix de l'éternité ce monde comptait pour rien, il comptait puisque je l'aimais, et c'était Dieu soudain qui ne faisait pas le poids : il fallait que son nom ne recouvrir plus qu'un mirage ».[90]

Pourtant si la jeune fille se rend compte qu'elle ne croit plus en Dieu, elle garde toujours une idée religieuse de sa destinée. Ainsi alors qu'elle est âgée de dix-sept ans, elle pense toujours suivant des données chrétiennes : « le catholicisme m'avait persuadé de ne tenir aucun individu, fût-ce la plus déshéritée pour négligeable ! tous avaient également le droit de réaliser ce que j'appelais leur essence éternelle ». [91]

Alors la jeune fille qui devient athée a l'impression d'avoir été trahie par son entourage. Son athéisme renforce sa méfiance de l'autre, qui est nous le montrerons, ultérieurement une notion essentielle dans l’œuvre de Beauvoir : « Les apparences mentaient, le monde qu'on m'avait enseigné était tout entier truqué ».

Ce grand changement effraye la jeune fille, elle doit cacher son athéisme à sa meilleure amie Elizabeth et à toute sa famille : « Je souffrais de me sentir marquée, maudite, séparée » [92], personne dans son milieu ne peut l'aider à trouver une autre voie et à sortir de sa solitude.

La littérature joue alors un rôle essentiel dans la vie de l'adolescente. Elle découvre la littérature moderne et lit Gide, Claudel, Jammes. Elle comprend que la littérature peut être une voie et les auteurs lui parlent d'expériences, de sentiments qu'elle a vécu mais dont elle n'osait jamais parler. La littérature brise sa solitude, et les grands auteurs de ce début du XXe siècle en dialoguant avec elle, prennent la place occupée par Dieu autrefois. Ils lui donnent des mots pour se consoler de sa solitude, de l'ostracisme qu'elle subit dans sa famille et l'encourage dans sa quête "spirituelle" : « Je m'abîmais dans la lecture comme autrefois dans la prière. La littérature prit dans mon existence la place qu'y avait occupée la religion : elle l'envahit toute entière et la transfigurera ». [93]

Il existe alors une communauté entre elle et les auteurs, les phrases couchées sur le papier remplacent les prières de son enfance :

« Les livres que j'aimais devinrent une Bible où je puisais des conseils et des secours ; j'en copiais de longs extraits, j'appris par cœur de nouveaux cantiques et de nouvelles litanies, des psaumes, des proverbes, des prophéties, et je sanctifiai toutes les circonstances de ma vie en récitant ces textes sacrés ». [94]

Le champ lexical du sacré est utilisé pour parler de la littérature. La jeune fille, qui petite, souhaitait entrer au couvent, découvre sa véritable vocation et entre en littérature.


2.    Du mysticisme chrétien aux différents mandats existentialistes : le moi comme souverain

Avec l'illusion rétrospective qui s'impose, nous pouvons supposer que Simone de Beauvoir par l'emploi de ce vocabulaire religieux veut montrer à son lecteur qu'elle a bien mérité sa place dans le panthéon des auteurs, où, sa place reste il faut bien l'avouer en cette fin des années cinquante quelque peu problématique. En lisant le cheminement spirituel de la jeune fille, nous avons l'impression de lire une histoire des religions au XXe siècle. Elle découvre en effet qu'elle peut conserver son goût de l'absolu mais en le modifiant profondément. Ainsi sécularise-t-elle sa foi puisqu'elle recherche la communauté des croyants chez des auteurs vivants. Elle se sert du profane (la littérature) pour tenter de toucher l'absolu. Le choix de ses lectures est à cet égard très caractéristique. Elle rejette toutes les littératures "matérialistes" ainsi dit-elle détester le réalisme d'un Maupassant qui se contente de décrire le monde. « Je méprisais la platitude des romans de Maupassant que mon père considérait comme des chefs-d’œuvre ». [95]. Elle rejette aussi les livres d'Anatole France qui recherche le plaisir dans l'art : « Il ne cherchait dans l'art que d'égoïstes plaisirs : quelle bassesse ». [96]

En philosophie elle rejette le matérialisme et les empirismes.

Bien qu'athée à présent, elle ne désespère toujours pas de trouver Dieu, c'est-à-dire un principe supérieur qui lui expliquerait le monde, et lui permettrait de quitter la terre. Pour cela, elle se tourne vers l'inquiétude gidienne et rejette le moralisme bourgeois. La petite fille rangée devient une jeune fille amorale qui veut trouver Dieu par le renversement des valeurs que sa famille lui a enseignées. De plus, en réfléchissant ainsi, elle se rattache à tout un courant de pensée de sa génération ce qui lui donne l'impression d'avoir vaincu sa solitude :

« L'immoralisme n'était pas seulement un défi à la société, il permettait d'atteindre Dieu ; croyants et incrédules utilisaient volontiers ce nom ; selon les uns, il désignait une inaccessible présence, selon les autres, une vertigineuse absence ! Cela ne faisait guère de différence et je n'eus pas de peine à amalgamer Claudel et Gide ». [97]

Le rejet de Dieu lui permet une grande liberté de pensée puisqu'elle arrive à concilier deux auteurs aussi opposés que Gide et Claudel. En vérité, ce qu'elle recherche dans la littérature c'est un rejet des valeurs qu'on lui a enseignées pour une Quête de nouvelles valeurs qui, si elles ne garantissent pas à l'homme le ciel lui font au moins quitter la terre et lui donnent de nouvelles exigences

« L'important c'était de s'arracher à la terre et on touchait alors à l'éternel ». [98]

Alors que petite fille, elle lisait des traités de morale qui lui apprenaient comment imiter les grandes figures saintes, et se comporter de façon "pratique", elle tente à l'adolescence de s'identifier à des héros de livres. Trois livres sont essentiels pour comprendre la quête spirituelle de Simone de Beauvoir : Le Moulin sur le Floss de Georges Eliot, Le Grand Meaulnes et Poussière de Rosemand Lehmann.

Le Grand Meaulnes, certes, est un roman qui a été énormément apprécié, par toute sa génération mais aussi elle identifie son cousin Jacques dont elle est amoureuse à Augustin Meaulnes. Il existe en effet de nombreux liens entre le jeune homme tourmenté et d'humeur fluctuante qu'est son cousin Jacques et Augustin Meaulnes qui après avoir tant recherché Yvonne de Galais s'enfuit le lendemain de sa nuit de Noces : « Je lus les larmes aux yeux, le roman que Jacques disait aimer entre tous et qui s'appelait non le grand môle mais le grand Meaulnes ».

De plus, sans doute la jeune fille peut-elle s'identifier à la sage Yvonne de Galais qui attend Augustin Meaulnes, de la même façon que Simone de Beauvoir attendait de la part de Jacques une demande en mariage qui, elle, n'est jamais venue.

Deirdre Beair avance dans sa biographie sur Simone de Beauvoir l'hypothèse selon laquelle elle se serait davantage identifiée à François Seurel, le narrateur du Grand Meaulnes. Effectivement certains traits de caractère de celui-ci et de notre mémorialiste sont très proches. François Seurel est un intellectuel, il veut devenir enseignant, il a un profond goût pour l'analyse et se tient en retrait des aventures risquées auxquelles le Grand Meaulnes s'adonne. De plus sa façon directe de raconter l'histoire de son ami au lecteur peut rappeler la façon dont Simone de Beauvoir s'adresse à son lecteur.

Le Moulin sur la Floss de G. Eliot permet également à Simone de Beauvoir de vaincre son isolement, elle se projette, en effet, dans l'héroïne Maggie Tulliver, qui comme elle aime les livres et se trouve rejetée par son milieu.

Enfin Poussière de Rosemond Lehmann met en scène une jeune femme, qui est également une intellectuelle, étudiant à Cambridge. Celle-ci a de nombreux problèmes pour concilier une vie sentimentale, et ce que la société attend d'une jeune femme au début du XXe siècle et son goût pour les livres.

Les lectures qui lui plaisent sont celles où les héroïnes lui ressemblent et cherchent comme elle une voie vers l'absolu. De plus, ces romans sont empreints d'un "réalisme poétique". Ils transfigurent le réel et montrent la quête de jeunes adolescents qui insatisfaits de la réalité cherchent à la transformer en la sublimant. Ces lectures l'ont tellement marquée qu'à trente ans, alors qu'elle commence à pratiquer sérieusement son futur métier d'écrivain elle tente de les imiter : « Sans me l'avouer, je pastichai. C'est toujours regrettable. Pourquoi aggravai-je mon cas en choisissant comme modèles le Grand Meaulnes et Poussière ? ».[99]

L'identification à certains héros est certes pour Simone de Beauvoir un moyen privilégié pour y retrouver sa quête d'absolu, mais certaines lectures nous en apprennent beaucoup plus sur sa quête spirituelle.

Elle lit des essais et écoute des conférences tenues à la Sorbonne par Jean Baruzi, cf. Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 365..

Jean Baruzi voulait trouver les chemins de la connaissance de l'âme. Il assurait que l'homme n'y était jamais parvenu jusqu'alors, parce qu'il voulait employer la médiation du langage. Le langage serait précisément un obstacle majeur pour connaître les profondeurs de l'âme. Le langage parce qu'il ne respecte pas la nature de l'âme, le trahirait et empêcherait l'adhésion directe de l'humanité à la divinité. La conscience se dévoilerait dans sa lumière à l'homme par petites touches, mais certainement pas par des mots intelligibles. Jean Baruzi croyait donc à l'usage de la sensibilité pour pouvoir atteindre les profondeurs de l'âme. Nous sommes bien éloignés d'une quête philosophique qui, elle se sert des mots.

Dans son Saint Jean de la Croix, Baruzi écrit « L'approfondissement de la condition humaine en vue de son accomplissement se réalise à contre-sens des fausses clartés, de toutes les pesées du discours ».

Jean Baruzi conseille donc à l'homme de s'enfoncer en lui-même pour rechercher les traces de ce moi profond, et ce, en dehors du chemin du langage. Son mysticisme (et sa quête du moi profond ressemble, à cet égard, à celle d'un Valéry) a influencé toute une partie de la jeunesse intellectuelle des années trente. Simone de Beauvoir se perd elle aussi dans sa quête du moi profond ; qu'elle juge avec ironie à la fin des années cinquante :

« Séparée d'autrui, je n'avais plus de lien avec ce monde. Il devenait un spectacle qui ne me concernait pas. Par moments, je perdais tout à fait le sens de la réalité : les rues, les autos, les passants n'étaient qu'un défilé d'apparences parmi lesquelles flottait une présence sans nom ».[100]

Elle multiplie ses expériences qui pourtant aboutissent toutes à des échecs. En fait, ce genre d'expérience mystique, cette introspection sans fin est comme la conscience, sans limite.

« Dans les instants de parfait détachement où l'univers paraissait se réduire à un jeu d'illusion, où mon propre moi s'abolissait, quelque chose subsistait : quelque chose d'indestructible, d'éternel, mon indifférence me parut manifester, en creux, une présence à laquelle il n'était peut-être pas impossible d'accéder ». [101]

La jeune fille n'a donc peut-être pas tout à fait renoncé à Dieu, ou du moins à trouver une divinité même si elle « ne songeait pas à un Dieu des chrétiens ».

Elle refuse donc les dogmes établis par le catholicisme, tous les moyens "traditionnels" de la méditation. Le langage aussi parce qu'il est le même pour tous pour pouvoir assurer la communication quotidienne et l'échange social ne peut être un moyen pour permettre à la conscience dans sa parfaite singularité d'atteindre Dieu. Accepter de suivre les règlements d'une religion reviendrait à rentrer dans le rang et à admettre que les êtres humains se valent tous, et qu'aucune âme n'est privilégiée pour toucher Dieu. Par contre, en se libérant du langage des voies de communication classiques, l'homme réduit en poudre le monde quotidien. Il peut atteindre le monde supérieur, le touchant dans sa profonde singularité, il est "un" face à Dieu qui est un également. L'homme en se faisant singulier devient un nouveau Dieu ou plutôt se confond avec Dieu : « Je me demandais si par delà les limites de la raison, certaines expériences n'étaient pas susceptibles de me livrer l'absolu ; ce lieu abstrait d'où je réduisais en poudre, le monde inhospitalier, j'y cherchais une plénitude. Pourquoi une mystique ne serait-elle pas possible ? Je veux toucher Dieu ou devenir Dieu déclarais-je ». [102]

Mais cette quête du moi ne la satisfait pas. Elle la conduit à refuser le monde qui ne peut lui révéler la divinité qu'elle recherche « Je regardai scintiller dans les déserts de l'espace Paris, vaine oasis. Je pleurais parce que c'était si beau et parce que c'était inutile ».[103] Sa Quête dans les abîmes de sa conscience l'éloigne aussi de ses amis, de ses camarades car elle est persuadée qu'ils ne sont pas tourmentés de la même façon qu'elle, et, en effet comment pourrait-elle croire posséder une vérité supérieure et pouvoir toucher Dieu si elle ne se sentait pas supérieure à tous ?

« Les autres, ceux que j'aimais bien, que j'aimais beaucoup, celui que j'aimais, ils ne me comprenaient pas ils ne me suffisaient pas ; leur existence, leur présence même ne résolvaient rien ». [104]

Son ami Jean Pradelle qu'elle rencontre lors de l'année de son diplôme, en 1928, est très proche d'elle. Pourtant elle le trouve, par bien des aspects éloigné d'elle : « Dans son inquiétude purement cérébrale, je ne reconnaissais pas mes déchirements. Je le jugeais « sans complication, sans mystère, un écolier sage ». [105] En fait, en s'enfonçant dans les voies mystiques et en gardant comme elle le dit « la nostalgie de la foi perdue »[106]. Elle ne peut que s'engager dans une aventure solitaire. Aussi ne peut-elle pas trouver un seul point d'entente avec son ami, car elle recherche un chemin en dehors du langage « Il me disait que j'avais choisi trop précipitamment le désespoir et je lui reprochais de s'accrocher à de vains espoirs : tous les systèmes boitaient. Je les démolissais l'un après l'autre, il cédait sur chacun mais faisait confiance à la raison humaine ». [107]

La jeune Simone refuse tous les systèmes philosophiques créés avant elle, tous les espoirs inventés par les hommes : « Les livres, j'en étais écœurée, j'en avais trop lu qui rabâchaient tous les mêmes refrains, ils ne m'apportèrent pas un espoir neuf »[108] pense-t-elle à vingt ans.

Privée des moyens inventés par les autres hommes, il ne reste pour la jeune fille qu'une seule solution : écrire son propre livre. En écrivant sur elle-même, elle peut trouver sa vérité, sa voie particulière : « Je me rappelais de vieux crépuscules et soudain je me sentis foudroyée par cette exigence que depuis si longtemps je réclamais à cor et à cri : je devais faire mon œuvre ».

L'issue de sa quête intérieure ne peut aboutir qu'à l'écriture du moi. Elle écrivait déjà son journal intime, et affirme, avant ses vingt ans, sa volonté d'approfondir son goût pour l'introspection. Elle ne remet alors plus en cause le langage, car, il est après tout notre seul moyen d'expression. Seulement, elle ne peut que se heurter au langage qui est forcément "insuffisant" pour les grandes explorations mystiques.

Elle décrit ainsi une de ses extases mystiques :

« J'avais lu Saint Jean de la Croix : "pour aller où tu ne sais pas il faut aller par où tu ne sais pas". Renversant cette phrase, je vis dans l'obscurité de mes chemins le signe que je marchais vers un accomplissement. Je descendais au plus profond de moi, je m'emportais toute entière vers un zénith d'où j'embrassais tout. ». [109]

D'ailleurs nous pouvons nous demander si notre mémorialiste ne reconstruit pas son expérience mystique d'après ses lectures d'adulte. Sa quête spirituelle apparaît un peu trop "exemplaire" et retrace à elle seule le renoncement général des mystiques occidentaux.

Toutefois, même si l'écriture n'atteint jamais ce but de l'absolu qui est visé, elle a tout de même le mérite de reculer les limites de la subjectivité, de confirmer une présence d'esprit permanente qui ne se satisfait pas du réel car elle vise un au-delà inaccessible.

La Quête mystique de la jeune Simone de Beauvoir confirmait sa vocation de mémorialiste. Tous les grands penseurs romantiques, tous les mystiques ont été amenés, plus ou moins tôt dans leur existence à l'écriture du Moi. Le grand romantique allemand Novalis, héritier de Schiller et de Fichte, souligne dans Petits Écrits : « Si on a la passion de l'absolu, et que l'on n'en puisse guérir, il ne restera d'autre issue que de se contredire sans cesse et de concilier les extrêmes absolus ».

C'est bien cette conciliation des deux extrêmes absolus que connaît notre auteur, puisqu'elle affirme passer « de l'abattement à l'orgueil » [110] et osciller frénétiquement « comme un pendule en folie de l'apathie à des joies égarées ». [111]

Ces moments de dépression suivis de grandes joies sont d'ailleurs une constante du psychisme beauvoirien et sont permanents dans Les Mémoires d'une jeune fille rangée comme dans La force de l’âge.

Simone de Beauvoir, alors qu'elle ne croit plus en Dieu depuis ses dix-sept ans, reste imprégnée de mysticisme.

A la Sorbonne, elle est l'élève de Brunschvig. Ce dernier, à l'instar de Kant condamne la vie intérieure. La vie intérieure, le moi existent seulement l'homme ne dispose pas des moyens nécessaires pour les atteindre. Il est impossible de trouver un langage qui soit suffisant pour évoquer notre vie intérieure. Brunschvig conseille à ses élèves de ne surtout pas suivre les chemins mystiques et de ne pas recourir à l'écriture du moi, toute complaisance envers soi-même risquant de détourner l'homme de la vraie vie. Seulement la jeune fille, âgée de dix-neuf ans, a du mal à se détacher de ce qu'elle nomme encore « les beautés de la vie intérieure »[112] et elle aime toujours explorer son moi. Grâce aux poèmes mélancoliques de Francis Jammes et grâce à la prose poétique d'Alain Fournier. La philosophie critique de Brunschvig déçoit notre mémorialiste car elle ne trouve en lui aucun espoir où se raccrocher : « Somme toute, quand l'homme avait compris qu'il ne savait rien et qu'il n'y avait rien à savoir, il savait tout ». [113]

Brunschvig et sa philosophie la font toutefois changer de direction et elle se détourne de sa quête incessante du moi et de l'approfondissement de sa vie intérieure : « Je jugeais non sans raisons artificielles les fièvres que j'avais naguère complaisamment entretenues. J'abandonnais Gide et Barrès ». [114]

En fait, notre mémorialiste se présente comme le modèle-type de la jeune intellectuelle des années trente qui aurait délaissé la quête du réel. Nous pouvons douter de sa sincérité.

Seulement, elle se retrouve alors isolée, car elle n'est plus engagée dans aucune entreprise pas même celle de la quête de l'au-delà qui l'occupait depuis sa petite enfance. Elle ne trouve alors plus aucun sens à la vie. [115]

Alors la jeune fille cherche un nouveau mandat. Elle remplace l'au-delà par un monde réel ; sa quête concerne à présent cette terre ! Notre mémorialiste aime en effet passionnément la vie, et le monde. Preuve en est des magnifiques descriptions de la nature ou des rues de Paris dans les Mémoires d'une jeune fille rangée ou de la Provence, de l'Espagne et de l'Italie dans La force de l'âge. Ces magnifiques passages ressemblent à la prose poétique d'un Alain Fournier célébrant sa Sologne natale. Elle décide donc de s'occuper sur cette terre

Elle se forge un nouveau mandat basé sur la volonté. Ainsi se construit-elle tout un système, alors qu'elle est âgée de vingt ans, qui doit lui permettre de mieux dominer le réel. Elle expose par raisonnement à son cousin Jacques, non seulement pour mieux se convaincre elle-même mais aussi pour sortir ce dernier de son nihilisme : « J'allais chez Jacques et je lui exposais mon système ; il fallait consacrer sa vie à chercher pourquoi on vivait ».[116] La jeune fille est toujours extrémiste et intransigeante dans sa quête, seulement celle-ci est tournée vers le réel. Elle retrouve l'ancienne promesse de ses quinze ans, elle est attendue « par moi-même » [117] elle se doit de faire son œuvre et décide de ne plus remettre cette décision en question.

Pour maintenir ses buts, elle se fonde sur sa supériorité, et s'affirme supérieure à tous les autres hommes :

« Je m'enflammais. Je suis sûre de monter plus haut qu'eux tous. Orgueil ? Si je n'ai pas de génie, oui ; mais si j'en ai - comme je le crains parfois, comme j'en suis sûre parfois - ce n'est que de la lucidité ». [118]

Les psychanalystes affirment que lorsqu'une personne ne s'aime guère, est insatisfaite d'elle-même et de la place qu'elle occupe dans le réel, elle peut sombrer dans le désespoir et la haine de soi, ou le narcissisme et l'orgueil. Notre mémorialiste choisit l'orgueil.

Elle retrouve dans le comportement maniaque qu'elle avait connu, petite fille au cours Désir.

« A la Grillère, il y avait souvent - avant, après les repas, ou à la sortie de la messe - des moments morts ; je m'agitais : "cette enfant ne peut donc pas rester sans rien faire ?" demande avec impatience mon oncle Maurice ; mes parents en rirent avec moi : ils condamnaient l'oisiveté ». [119]

Le lecteur attentif décèle même dans le comportement maniaque de cette petite fille une peur du vide qui tourne à l'anxiété : « Je ne tolérais pas l'ennui il tournait aussitôt à l'angoisse ; c'est pourquoi je l'ai dit je détestais l'oisiveté ». [120]

Elle élabore alors des emplois du temps minutieux et compliqués

« Je comptais achever en avril ma licence de philosophie, en juin celle de lettres, ces derniers certificats ne me demanderaient pas beaucoup de travail... Je dressais un vaste plan d'études et de minutieux horaires ; je pris un plaisir enfantin à mettre l'avenir en fiches et je ressuscitais presque la sage effervescence des octobres anciens ». [121]

Deux ans plus tard, à vingt et un ans, elle retrouve également ce comportement obsessionnel, toutes ces journées doivent mener vers un but : « Toutes mes journées avaient désormais un sens, elles m'acheminaient vers une libération définitive. La difficulté de l'entreprise me piquait plus question de divaguer ni de m'ennuyer... »[122]

Les exemples sont nombreux, notre auteur ne cesse de nous donner des exemples de ses emplois du temps : « J'achevais mon diplôme ; je rédigeais pour un professeur nommé La Porte une dissertation sur Hume et Kant, de neuf heures du matin à six heures du soir je restais figée sur mon fauteuil à la Nationale ; c'est à peine si je prenais une demi-heure pour manger un sandwich, il m'arrivait l'après-midi, de somnoler et même quelquefois de m'endormir. Le soir, à la maison, j'essayais de lire : Goethe, Cervantès, Tchekov, Strindberg ».[123]

A chaque fois qu'apparaît un risque manifeste de voir le réel lui échapper, Simone de Beauvoir se fabrique des emplois du temps frénétiques. Certes, si nous pouvons comprendre cette tendance maniaque lorsqu'elle est étudiante et qu'elle veut finir ses Etudesau plus vite ; ce comportement devient légèrement "inquiétant" lorsqu'il est appliqué à des heures de loisirs. Jeune professeur à Marseille, Simone de Beauvoir se retrouve isolée, sans attaches. Elle décide alors d'explorer la région et s'adonne frénétiquement à la marche à pied : « Marseille. J'étais là seule, les mains vides, séparée de mon passé et de tout ce que j'aimais, et je regardais la grande cité inconnue où j'allais sans secours tailler un jour le jour de ma vie... ».[124]

Cette attitude doit lui permettre de connaître parfaitement sa nouvelle ville d'attache si elle voulait devenir plus marseillaise que les marseillais eux-mêmes. Elle veut alors absolument montrer à son lecteur qu'elle a réellement tout vu et tout retenu sur les lieux qu'elle a visité. Certaines pages des mémoires se transforment alors en de longues listes, des "pensums" de nom de villes qui sont bien loin de tout esthétisme. Le lecteur a l'impression de lire un guide touristique :

« J'eus le coup de foudre. Je grimpais sur toutes ses rocailles, je rôdais dans toutes ses ruelles, je respirais le goudron et les odeurs du Vieux-port, je me mêlais aux foules de la Cannebière, je m'assis dans des allées, dans des jardins, sur des cours paisibles où la provinciale odeur des feuilles mortes étouffait celle du vent marin... Je ratissais systématiquement la région. Je montais sur tous les sommets : le Gardauber, le mont Aurélien, Sainte-Victoire, le Pilon du Roi, je descendis dans toutes les calanques, j'explorais les vallées, les gorges, les défilées... Je suivis au bord de la mer tous les chemins douaniers au pied des falaises, le long des côtes tourmentées, la Méditerranée n'avait pas cette langueur sucrée qui ailleurs m’écœure souvent ». [125]

Les longues phrases descriptives, les adjectifs de totalité donnent l'impression que cette jeune femme veut poser des grilles sur le monde réel. Elle devient l'égal de Dieu. La jeune femme ressemble alors à la petite fille qui découvrait la nature à Meyrignac, et croyait que quand elle dormait, la nature disparaissait car « le monde avait besoin de moi pour être vu, connu, compris ».[126]

Tout se passe comme si Simone de Beauvoir avait peur du vide émotionnel qui pourrait suivre si elle dérogeait ne serait-ce qu'un seul instant à ses emplois du temps. Sa sœur, Hélène de Beauvoir, vient lui rendre visite à Marseille. Notre auteur l'entraîne dans ses marches frénétiques et bientôt, Hélène tombe malade. Simone l'abandonne dans un refuge et continue ses marches. En 1960, alors qu'elle écrit La force de l'âge, elle explique ainsi son attitude :

« "Vous êtes une schizophrène" me disait souvent Sartre : au lieu d'adapter mes projets à la réalité, je les poursuivais envers et contre tout, tenant le réel pour un simple accessoire ; à la Sainte Baume, en effet je niais l'existence de ma sœur plutôt que de m'écarter de mon programme ».[127]

Notre auteur ne semble pas s'être débarrassé de la volonté de toute puissance de l'enfant. Une volonté de pouvoir presque infantile face au réel l'anime. Freud explique que de cette volonté de toute puissance découle la mise au point d'emplois du temps et que chaque désir est assimilé au Désir frénétique avec un grand "D". Simone de Beauvoir semble avoir de grandes difficultés à accepter le principe de réalité.

Elle donne cette explication de ce trait de son caractère :

« Souvent, dans la vie, j'eus recours à ce stratagème : doter mes activités d'une nécessité dont je finissais par être la proie ou la dupe : c'est ainsi qu'à dix-huit ans je m'étais sauvée de l'ennui par la frénésie ».

Mais le dépassement de son mysticisme enfantin et adolescent se fait réellement grâce à la rencontre avec Sartre. Le but des Mémoires d'une jeune fille rangée, est de mettre en scène la rencontre de notre jeune agrégée avec le futur grand homme. Le premier volume des Mémoires multiplie les annonces de cette rencontre. La jeune fille sympathise d'abord avec Pradelle (Merleau-Ponty) lui aussi, normalien et condisciple de Sartre. Puis, elle devient amie avec Herbaud (Maheu) qui appartient au trio composé de Nizan, Sartre et lui-même. Citons quelques exemples de ces sortes de prédictions, de signes qui font progresser le récit vers la rencontre décisive avec "l'homme de sa vie". Comme le souligne Frédéric Briot, il y a fréquemment dans les Mémoire (L'Usage du monde, Usage de soi) tout une série de signes de l'au-delà, qui incline le texte vers une direction. Mais il faut remarquer que ces signes sont souvent perceptibles parce que le mémorialiste écrit alors qu'il connaît la fin de l'histoire.

La jeune étudiante a vaincu son isolement et sympathise avec de nombreux camarades mais elle ne les connaît pas encore tous :

« Seul me demeurait hermétique le cercle formé par Sartre, Nizan et Herbaud ; ils ne frayaient avec personne ; ils n'assistaient qu'à quelques cours choisis et s'asseyaient à l'écart des autres. Ils avaient mauvaise réputation ».[128]

Elle réussit à discuter avec Herbaud, et écrit bouleversée dans son journal : « Rencontre avec André Herbaud, ou avec moi-même ? Lequel m'a ému si fort ? Pourquoi suis-je bouleversée, comme si quelque chose m'était vraiment arrivée ? »[129]

Simone de Beauvoir, mémorialiste d'une cinquantaine d'années ajoute sur un ton emphatique : « Quelque chose m'était arrivée, qui directement décida de toute ma vie : mais cela je ne devais l'apprendre qu'un peu plus tard ».[130]

Sartre demande par l'intermédiaire d'Herbaud à rencontrer la jeune fille. Celle-ci sur la demande d'Herbaud son invitation et envoie sa sœur passer la soirée avec Sartre. Notre mémorialiste écrit alors : « Je m'exaltais aussi passionnément qu'au temps de mes envols mystiques, mais sans quitter la terre. Mon royaume était définitivement en ce monde ». [131]

Si la jeune femme devient la "reine" du monde réel, c'est bien grâce à Sartre qui en est alors le roi. Simone de Beauvoir met en place toute une structure dans le but de mystifier le couple Beauvoir-Sartre.

Sartre délaissait les cours de Brunschvig et tous les cours traitant de près ou de loin de la vie intérieure. Il est âgé de 24 ans, lors de leur rencontre en 1929, et sa philosophie existentialiste se dessine déjà dans des articles qu'il écrit pour les Nouvelles littéraires ou dans ses dissertations : « Toute une philosophie s'y indiquait, et qui n'avait guère de rapport avec celle qu'on nous enseignait en Sorbonne ».[132]

Sartre détestait toutes les recherches mystiques dont la jeune Simone de Beauvoir était encore friande :

« Eux, ils dégonflaient impitoyablement tous les idéalismes, ils touchaient en dérision les belles âmes, les âmes nobles, toutes les âmes, et les états d'âme, la vie intérieure, le merveilleux, le mystère, les élites ; en toute occasion - dans leurs propos, leurs attitudes, leurs plaisanteries, ils manifestaient que les hommes n'étaient pas des esprits mais des corps en proie au besoin, et jetés dans une aventure brutale ». [133]

Elle délaisse alors complètement ses recherches mystiques pour comprendre le monde réel. Sartre l'encourage dans cette voie, et dans « mon amour de la vie, ma curiosité, ma volonté d'écrire » [134]. Elle se décide à explorer le réel et à devenir un écrivain. A la fin des Mémoires d'une jeune fille rangée sa vocation de mémorialiste est confirmée.

Son nouveau mandat s'incarne dans sa vocation d'écrivain. Toutefois, elle garde une idée très religieuse de sa vocation puisqu'elle l'imagine comme un sacerdoce : « Notre vérité était ailleurs. Elle s'inscrivait dans l'Eternité et l'avenir le révélerait : nous étions des écrivains ».[135]

La jeune femme rejette à présent tout le système religieux de son enfance mais il n'en demeure pas moins qu'elle reste une élue. Elle est toujours persuadée de son extrême singularité et de sa supériorité et emploie toujours un vocabulaire appartenant au champ lexical du sacré. Seulement au lieu de devoir montrer cette supériorité à Dieu, il faut qu'elle fasse ses preuves devant les hommes, et devant Sartre. En effet, même si notre mémorialiste ne le dit jamais directement Sartre a bien remplacé Dieu pour elle. C'est bien son approbation qu'elle recherche :

« Sartre n'avait que trois ans de plus que moi ; c'était comme Zaza un égal ; ensemble nous partions à la découverte du monde. Cependant, je lui faisais si totalement confiance qu'il me garantissait, comme autrefois mes parents, comme Dieu, une définitive sécurité ». [136]

Persuadée du génie de son compagnon, elle "remet" son destin entre ses mains. Sartre lui a affirmé qu'elle devait devenir un écrivain aussi accepte-t-elle avec joie et sécurité ce nouveau mandat, comme elle voulait devenir l'égale des grandes figures saintes de l'Église pour plaire à Dieu lorsqu'elle était petite fille.

Elle est toujours persuadée de sa souveraineté de son moi, souveraineté qu'elle partage avec son compagnon. « J'inclinais vers l'idéalisme. Pour garantir à l'esprit sa souveraineté, j'avais pris le parti banal d'amenuiser le monde ». [137]

La vocation d'écrivain a de plus l'avantage" de séparer de la séparer de la bourgeoisie qu'elle exècre et de l'engager dans une voie d'élus. Ce nouveau mandat est donc totalement satisfaisant pour remplacer son ancienne vocation religieuse. Une phrase de La force de l'âge semble particulièrement significative à cet égard :

« Je savais que pour devenir un écrivain j'avais besoin de beaucoup de temps et d'une grande liberté. [...] On ne s'étonne pas qu'une carmélite, ayant choisi de prier pour tous les hommes renonce à engendrer des individus singuliers. Ma vocation non plus ne souffrait pas d'entraves et elle me retenait de poursuivre aucun dessein qui lui fut étranger ». [138]

Dans le dernier volume de ses Mémoires : Tout compte fait, écrit en 1972, Simone de Beauvoir fait le bilan de sa vie. Elle résume la succession de ses mandats à un seul et même but : savoir et exprimer

« Pendant toutes ces années d'enfance, d'adolescence et de jeunesse, ma liberté n'a jamais pris la forme d'un décret ; ça a été la poursuite d'un projet original, incessamment repris et fortifié : savoir et exprimer. Il s'est ramifié en projets secondaires, en multiples attitudes à l'égard du monde et des gens ; mais qui tous avaient la même source et le même sens » [139].

Ces mandats successifs ont été librement choisis par elle, et ne lui ont, en vérité, jamais été imposés de l'extérieur. Aussi lorsqu'elle décide d'écrire sa vie, la part très grande qu'elle attribue à la liberté et à la volonté rejaillit dans l'écriture. Si certaines données de l'écriture mémorialiste sont toujours présentes, Simone de Beauvoir, forte de la philosophie existentialiste qui définit l'homme comme un être libre écrit des mémoires d'un genre nouveau.


3.    La création d'un nouveau genre hybride des écritures du Moi

Le genre autobiographique est probablement un des genres littéraires, voire le genre littéraire qui pose le plus de problème lorsqu'il s'agit de le théoriser. G. May dans Autobiographie relève trois règles sûres de l'autobiographie. L'autobiographie est une œuvre écrite à la maturité voire à la vieillesse, le récité est écrit à la première personne et selon une perspective rétrospective.

De plus, l'autobiographie a des buts plus ou moins avoués qui sont toujours les mêmes ou presque : mieux comprendre sa vie ou du moins d'avoir l'illusion de mieux saisir son sens, être mieux connu de son public (car l'autobiographe n'est en général pas un personnage anonyme). L'autobiographe obéit à des mobiles tels que la hantise du temps qui passe, une certaine vanité, voire un certain égocentrisme.

Mais c'est Philippe Lejeune dans Le Pacte autobiographique publié en 1975 qui a peut-être le plus clairement défini les règles du genre. Nous nous contenterons de rappeler brièvement le contenu de ce pacte que l'auteur fait avec le lecteur : le récit est en prose, traite de la vie individuelle et de l'histoire d'une personnalité, le narrateur et l'auteur sont une seule et même personne, le narrateur est également le personnage principal du récit, récit qui est écrit selon une perspective rétrospective.

Philippe Lejeune résume plus simplement ce pacte grâce à une définition de l'autobiographie : « récit rétrospectif en prose qu'une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu'elle met l'accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l'histoire de sa personnalité ». [140]

Simone de Beauvoir donne le titre de « Mémoires » au récit de sa vie. Georges May souligne que la frontière entre les Mémoires et l'autobiographie n'est pas très nette. Le Larousse du XIXe siècle donne cette définition du genre des Mémoires : « Sortes d'ouvrages dans lesquels la part faite aux événements contemporains, à l'histoire même est beaucoup plus considérable que la place accordée à la personnalité de l'auteur ».

Les mémoires correspondraient plus au récit de ce qu'on a vu ou entendu, de ce qu'on a fait ou dit que l'autobiographie. L'autobiographie, en revanche serait le récit de ce qu'on a été.

Le récit que Simone de Beauvoir donne de sa vie, semble donc bien mériter ce nom de "mémoires". Elle appelle en effet le premier volume de ses souvenirs Mémoires d'une jeune fille rangée parodiant avec humour le titre de l'œuvre de Tristan Bernard Mémoires d'un jeune homme rangé.

Le deuxième volume narrant ses souvenirs porte le titre de La force de l'âge, il mérite également d'être classé dans la catégorie de Mémoires, puisqu'il est la suite directe des Mémoires d'une jeune fille rangée. Dans le prologue de La force de l'âge notre auteur explique d'ailleurs : « Je me suis convaincue que le premier volume de mes souvenirs exigeaient à mes propres yeux une suite inutile d'avoir raconté l'histoire de ma vocation d'écrivain, si je n'essaie pas de dire comment elle s'est incarnée ». [141] L'auteur n'avait donc pas prévu de se lancer dans une si longue et si « imprudente aventure » [142] quand elle a commencé la rédaction des Mémoires d'une jeune fille rangée. Aussi a-t-elle dû donner un nouveau titre à l'œuvre qui raconte sa jeunesse de ses 21 ans à ses 33 ans (c'est-à-dire de 1929 à 1945) : La force de l'âge. Le choix de ce titre l'explique fort bien, la jeune femme nous raconte une période de sa vie qui est celle de l'âge adulte mais avant que ne soit atteinte la maturité : période que nous pourrions appeler la "fine fleur de l'âge". De plus, elle ne cesse de répéter dans ce deuxième volume de ses Mémoires combien elle se sentait libre et heureuse de vivre. La force de l'âge, souligne-t-elle à la fin de l'ouvrage, raconte « une période transitoire de l'histoire de France (et de l'Europe) : celle de l'avant-guerre ».[143]

Le récit évoque la transition qui la fit passer de la jeune étudiante soumise financièrement à ses parents à la femme consciente de ses responsabilités et résolue à s'engager dans la littérature et la politique au côté de Sartre.

La fin de La force de l'âge qui raconte la libération de Paris renvoie un autre écho. La jeune femme, durement marquée par la guerre, est à présent consciente de ses responsabilités :

« La terre me révélait une autre de ses forces : la violence était déchaînée, et l'injustice, la bêtise, le scandale, l'horreur. [...] Je demeurai insouciante de beaucoup de choses que les gens prennent au sérieux ; mais ma vie cessa d'être un jeu, je connus mes racines, je ne feignis plus d'échapper à ma situation : je tentai de l'assurer. Désormais, la réalité pesa son poids ».[144]

Entre ces deux moments de sa vie, la jeune femme a noué des amitiés, a voyagé, a beaucoup lu, et a commencé sa carrière d'écrivain. Elle peut donc donner à juste titre ce nom à cette période de sa vie : "La force de l'âge".

Les deux volumes mettaient en scène ses souvenirs racontant des événements contemporains à la vie de notre auteur. Elle retrace le paysage intellectuel de son temps dans les Mémoires d'une jeune fille rangée. La force de l'âge raconte la période de l'occupation et la libération de Paris. Toutefois, Les mémoires d'une jeune fille rangée et La force de l'âge sont principalement centrées sur la vie de notre auteur. Elle raconte ses doutes, ses changements, ses oscillations d'humeur, et dresse un portrait d'elle-même. Ses œuvres auraient tout aussi bien pu porter le nom d'"autobiographie" et restent à la frontière des deux genres. Simplement, comme nous le montrerons plus tard, notre auteur voulait raconter ses progrès d'ouverture vers les autres et le monde, aussi ne pouvait-elle sciemment que donner le titre de "Mémoires" à ses ouvrages. Philippe Lejeune souligne également que sur quarante ouvrages à "tendance autobiographique" publiés entre 1930 et 1969, seuls deux ouvrages, celui de Claude Roy et celui de Marc Oraison portaient le titre d'autobiographie. En France le mot de "Mémoires" relève d'une longue tradition qui date du siècle de Louis XIV, alors que le mot d'autobiographie n'est apparu qu'en 1930, traduction directe du mot "autobiography", tiré du titre que Benjamin Franklin avait donné au livre retraçant ses souvenirs. Simone de Beauvoir aurait donc cédé à la tradition en donnant cette appellation à ses souvenirs. Il semble que nous puissions lui appliquer le mot de Starobinski au sujet des Mémoires d'Outre-Tombe de Chateaubriand, « L'autobiographe se double d'un mémorialiste » et Ma Vie d'Isidora Ducan. Il ne faut pas oublier qu'elle s'inscrit dans toute une tradition de mémorialistes puisqu'elle a toujours aimé lire ce genre d'ouvrages. Ainsi lit-elle toute la collection des Mémoires de Mme de Carette[145] à onze ans, les Mémoires d'un homme de qualité à dix-huit ans. Dans Tout compte fait, écrit en 1972, elle raconte avoir récemment lu la vie de Lou Andréas Salomé, n'oublions pas qu'elle a également préfacé La Bâtarde de Violette Leduc publié au début des années soixante. Nous citerons un passage de Tout compte fait particulièrement significatif sur l'intérêt qu'elle porte aux autobiographies :

« Un genre qui me séduit parce qu'il se situe à l'intersection de l'histoire et de la psychologie, c'est la biographie. [...] Mon attitude est très différente lorsque je recherche une "communication" alors je m'abolis au profit d'un autre ; je tente de réaliser le rêve de Fantasio : "Si je pouvait être ce monsieur qui passe !" Dans ce cas-là, lire, ce n'est pas comme l'écrivait Montaigne, converser mais me glisser au cœur d'un monologue étranger. Des autobiographies, des journaux intimes, des correspondances favorisent cette intrusion et aussi certains romans ». [146]

Simone de Beauvoir apprécie donc tous les genres d'écriture du Moi. D'ailleurs, elle s'est adonnée toute sa vie à ce genre. A dix-sept ans, alors qu'elle rompt par ses idées avec son milieu familial, elle commence à tenir un journal intime. Elle le tient toute sa vie, particulièrement dans les moments douloureux. C'est ainsi que pendant la guerre le journal tient une fonction essentielle : il calme ses anxiétés. Lorsqu'elle se décide à écrire Les Mémoires d'une jeune fille rangée pendant l'été 1957, elle se replonge dans son journal intime de jeune fille et dans les carnets ou les lettres que lui avaient écrites Elizabeth Mabille :

« Pendant les vacances, je m'étais décidée, on l'a vu, à continuer mon autobiographie ; cette résolution demeura longtemps chancelante ; il nie semblait outrecuidant de tant parler de moi. Sartre m'encourageait. Je demandais à tous les gens que je rencontrais s'ils étaient d'accord : ils l'étaient. […] Pendant des heures, lisant de vieux journaux, je me prenais à un présent lourd d'un incertain avenir et devenu un passé depuis longtemps dépassé : c'était déconcertant. Parfois je m'y donnais si entièrement que le temps basculait. Sortant de cette cour inchangée depuis mes vingt ans, je ne savais plus en quelle année j'atterrissais ». [147]

Son journal intime, des lettres ont donc été le premier matériau dont elle s'est servie pour écrire ses Mémoires.

Parfois ce matériel littéraire, cette irruption du passé peut même décider l'auteur à écrire ; puisque Green affirme s’être mis à l'écriture de son autobiographie Jeunes années après avoir reçu d'anciennes lettres que lui avait envoyé un ancien ami à l'article de la mort.

En introduisant son journal intime dans ses Mémoires notre auteur montre donc qu'elle s'est directement servie d'un auxiliaire de mémoire pour écrire ses souvenirs. Prenons l'exemple le plus marquant des Mémoires : Simone de Beauvoir nous donne à lire de longs extraits de son journal de guerre. Celui-ci occupe ainsi environ cent pages soit presque la moitié de la seconde partie de La force de l'âge qui est toute entière consacrée à l'occupation et à la libération de Paris.

Citons un extrait de son journal de guerre particulièrement marquant, où elle raconte comment elle apprend l'invasion de la Pologne par l'armée allemande :

« 10 heures du matin. Le journal expose les revendications de guerre d'Hitler. Aucun commentaire ; on ne souligne pas le caractère inquiétant des nouvelles, on ne parle pas non plus d'espoir. Je m'en vais vers le Dôme désœuvrée, incertaine. Peu de monde. J'ai à peine commandé un café qu'un garçon annonce : "Ils ont déclaré la guerre à la Pologne". C'est un client à l'intérieur qui a Paris-Midi. On se rue sur lui, et aussi sur les kiosques à journaux : Paris-Midi n'est pas arrivé. [...] Je retrouve Sartre, je l'accompagne à Passy... Je ne pense rien. Je suis hébétée ».[148]

Simone de Beauvoir souligne le retentissement qu'ont eu sur elles les événements. En donnant à lire des extraits de son journal elle s'inscrit dans une chronologie, un cadre, un temps dont elle ne peut se défaire car ils sont trop chargés d'émotion.

Son propos lui échappe, elle a véritablement assisté à une page de l'histoire. Les phrases construites en asyndètes, l'impossibilité de décrire ses émotions soulignent que l'événement la dépassait, et dépasse toujours la femme d'une cinquantaine d'années qui écrit La force de l'âge. Ainsi elle semble incapable de raconter ce passé avec l'illusion rétrospective, elle ne peut que nous donner à voir la nouvelle de l'Invasion de la Pologne par les Allemands, et la mobilisation générale au présent. Cet état défait reflète l'état psychique de notre mémorialiste : ces événements elle ne peut que les revivre quand elle s'y replonge. Dans les Mémoires d'une jeune fille rangée, Simone de Beauvoir donne de longs extraits des lettres que lui avait écrit son amie Zaza.

Il y a bien sûr un côté tout à fait anecdotique et pittoresque dans le fait de citer des extraits d'une correspondance de deux jeunes filles bourgeoises des années 1920. L'écriture des Mémoires devient alors une sorte de "mise en scène" et Simone de Beauvoir rejoint la tradition des historiens de l'antiquité : Tacite, Tite-Live écrivaient eux aussi de longues lettres dans leurs récits historiques par goût du pittoresque.

Les lettres introduisent également un plus haut degré d'authenticité. Elizabeth Mabille a bien existé et en publiant ses lettres qui relèvent de la correspondance purement privée, Simone de Beauvoir "valide" la vérité de son discours. Mais surtout, l'émotion semble submerger notre mémorialiste lorsqu'elle évoque son amie morte de désespoir à vingt et un ans. Elle ne peut pas faire autrement que de citer des extraits de ces lettres car la situation tragique d'Elisabeth dépassait et dépasse encore la femme qu'elle est devenue. Les lettres de Zaza, ont un écho tragique (cf. Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 488 à 496). L'émotion submerge tellement notre auteur que le "présent" de 1929 ne peut faire qu'éruption au temps de l'écriture en 1958. D'ailleurs, lorsqu'elle écrit Les Mémoires d'une jeune fille rangée, Simone de Beauvoir ignore toujours les véritables causes de la mort de son amie. Les Mémoires ont un retentissement sur le présent puisque Simone de Beauvoir apprit de la famille d'Elisabeth les véritables raisons de sa mort après la publication des Mémoires d'une jeune fille rangée. L'espace des Mémoires donne lieu à un "règlement de comptes". Simone de Beauvoir voulait se venger de Pradelle (en réalité Merleau-Ponty) et des Mabille qui avaient "assassiné" son amie. De plus, en citant les lettres de son amie Simone de Beauvoir veut lui rendre justice et lui donne une chance posthume de devenir ce qu'elle aurait voulu être : un écrivain. Simone de Beauvoir cite dans La force de l'âge des lettres d'autres disparus. Elle nous donne à lire les dernières lettres de Nizan et de Bourla, morts pendant la guerre.

Simone de Beauvoir ne nous raconte pas son récit de façon rétrospective mais nous donne le maximum de documents possibles : lettres, journaux... Tout devient élément autobiographique. Malheureusement cette surabondance de documents est parfois ennuyeuse pour le lecteur. Ainsi si la lecture d'une ou deux lettres de Zaza peut être agréable le lecteur a bien souvent l'impression d'être un intrus et de violer l'espace de l'intimité. De plus, nous pouvons nous interroger sur les dernières volontés de ces morts. Nizan ou Elizabeth Mabille auraient-ils voulu que leurs lettres soient publiées ?

Simone de Beauvoir se veut parfaitement sincère, transparente, "authentique" au sens existentialiste du mot. Mais nous n'avons pas l'impression de mieux comprendre sa relation avec Zaza en lisant les lettres de cette dernière. Il est impossible de recréer toute la richesse et l'émotion d'une amitié d'enfance par des mots, nous sommes dans le domaine de l'indicible. Montaigne ne pouvait pas résumer son amitié pour la La Boétie, et il l'avait bien compris en écrivant tout simplement : « parce que c'était lui, parce que c'était moi ».

Le lecteur de plus, même s'il a un goût profond pour l'intime a l'impression de se trouver mêlé à des "histoires de bonnes femmes" qui ne le concerne pas.

Nous ne pouvons pas reprocher à Simone de Beauvoir de tenter de renouveler le genre autobiographique. Elle veut se donner au lecteur dans toute sa spontanéité et tâche d'y parvenir en interrompant sans cesse le fil de sa narration avec le présent de l'histoire qu'elle nous raconte. Certes le récit gagne peut-être en sensibilité et en émotion ce qu'il perd en maîtrise littéraire. Mais tout de même La force de l'âge comme Les mémoires d'une jeune fille rangée sont parfois très difficiles à lire car le lecteur se perd dans les interférences des différents temps. Notre mémorialiste elle-même semble un peu perdue dans la disposition du matériel intime dans un récit. Ainsi les lettres de Zaza, occupent-elles les dix dernières pages des Mémoires d'une jeune fille rangée et le Journal de guerre de Simone de Beauvoir deux cents pages au milieu de La force de l'âge. Il y a bien évidemment un problème de construction de ces deux volumes autobiographiques que notre auteur ne semble pas dominer.

La volonté de parfaite transparence de notre auteur apparaît surtout dans la succession de portraits qu'elle nous dresse d'elle-même. Grâce à son journal intime, elle croit pouvoir retrouver la petite fille puis la jeune fille qu'elle a été. Elle semble pousser vraiment loin l'exigence socratique du « Connais toi-même » car elle désire le conjuguer à tous les temps. Elle veut rester fidèle à son rêve enfantin de se posséder toute entière de la petite fille à la vieille femme : « J'entrevoyais un avenir qui, au lieu de me séparer de moi-même se déposerait dans ma mémoire : d'année en année je m'enrichirais, tout en demeurant fidèlement cette écolière dont je célébrais en cet instant la naissance. ». [149]

Mais s'il est possible de retracer sur un tableau les différents âges de la vie ; personne ne peut se conserver tout entier. Simone de Beauvoir croit avec naïveté pouvoir réaliser ce rêve démiurgique et maîtriser le temps en mêlant successivement tous les temps du récit dans ses Mémoires. Elle se présente donc en une succession de portraits. Mais elle se voit forcément non pas telle qu'elle était mais telle qu'elle s'imagine avec ses yeux de femme âgée de cinquante ans ses réactions à l'égard de ses camarades de jeu, ses raisonnements sur la vie, l'amour ou la mort à l'adolescence sont ceux d'une femme mûre et certainement pas ceux d'une fillette ou d'une jeune fille !

Prenons quelques exemples de cette succession de ses moi qu'elle dresse dans les Mémoires d'une -jeune fille rangée et La force de l'âge. Dressant le portrait de la petite fille de six ans qu'elle a été, elle écrit : « Je m'étais définitivement métamorphosée en enfant sage... J'avais le sang moins vif qu'autrefois » [150] ; sur ces dix ans elle écrit : « Je portais mes cheveux dans le dos, ramassés dans une barrette... sous mon canotier de paille, je me croyais des allures de grande jeune fille ». [151] Elle semble toujours avoir été la future intellectuelle studieuse et décidée. L'aspect physique, les comportements qu'elle nous décrit sont malheureusement parfois bien proche d'une image d'Epinal.

Dans La force de l'âge, elle nous dresse son portrait alors qu'elle est jeune professeur au lycée Victor Duruy :

« Je pris tout de même plaisir à m'habiller à ma guise, j'étais encore en deuil de mon grand-père, je ne tenais pas à choquer ; j'achetais un manteau, une toque et des escarpins gris ; je me fis faire une robe assortie, et une autre en noir et blanc ; par réaction contre les cotonnades et les lainages auxquels j'avais été voué, je choisis des tissus soyeux : du crêpe de Chine et une étoffe très vilaine qui était à la mode cet hiver là, du velours frappé... ».[152]

En nous décrivant la succession de ses "moi" notre auteur tente de se conserver toute entière. Elle est d'ailleurs persuadée d'assimiler chaque être qu'elle a été pour grandir : elle se considère donc comme un être en progrès mais reste la même au bout du compte :

« Ce qui me frappe aujourd'hui c'est comment la petite fille de trois ans se poursuit, assagie, dans celle de dix ans, celle-ci dans la jeune fille de vingt ans et ainsi de suite. Certes sur beaucoup de points les circonstances m'ont amené à évoluer. Mais je me reconnais à travers tous mes changements ».[153]

Elle imagine son passé comme une succession de présents, et pense en les additionnant pouvoir nous donner une image sincère de son passé.

Le temps est étroitement mesuré tout au long des Mémoires d'une jeune fille rangée et de La force de l'âge, il s'écoule au rythme des variations de la jeune fille et de la jeune femme. Le temps est perçu dans une perspective diachronique. Les indicateurs de temps sont donc multiples dans les mémoires, relevons-en quelque unes « A la fin de septembre, je passais une semaine chez une camarade ; en mars, je fus reçue avec éclat au certificat de littérature » [154].

Il est inutile de multiplier les indications temporelles : elles sont récurrentes tout au long des Mémoires d'une jeune fille rangée, et de La force de l'âge. Celles-ci servent à rythmer les multiples transformations de notre héroïne. Alors que les Mémoires procèdent généralement dans une perspective synchronique, afin d'effacer les fluctuations du narrateur, notre auteur insiste sur les transformations de son moi. Elle démontre ainsi les théories existentialistes l'homme n'est jamais une essence mais une existence, il doit sans cesse se redéfinir, et peut se modifier. Tout au long de ses mémoires, elle ne cesse de changer et nous avons à chaque fois l'impression, très perturbante pour le lecteur, que son moi est définitif :

« Je n'acceptais pas de gaieté de cœur, d'être différent des autres et traitée par eux, plus ou moins ouvertement en brebis galeuse. Zaza avait de l'affection pour sa famille, j'en avais eu moi-même et mon passé pesait lourd ». [155] Vingt pages plus loin notre mémorialiste dresse un portrait différent d'elle-même : « Le bel été ! Plus de larmes, plus d'effusions solitaires, plus de tempêtes épistolaires. La campagne me comblait comme à cinq ans, comme à douze ans et l'azur suffisait à remplir le ciel ». [156]

Le récit est écrit au présent. Simone de Beauvoir raconte son passé comme une succession de moments présents. Nous citerons la critique très virulente de Philippe Lejeune : « Simone de Beauvoir imagine visiblement le passé comme une succession de présents ayant chacun un être en soi ». (c'est-à-dire un passé et un futur à l'intérieur de chaque présent). Effectivement il n'existe pas dans les Mémoires d'une jeune fille rangée et La force de l'âge d'illusion rétrospective qui donnerait un sens général au texte. Alors qu'elle est âgée de vingt ans, Simone de Beauvoir est amoureuse de son cousin Jacques et attend une demande en mariage. Peu de temps avant son agrégation, soit quatre ans plus tard, elle réalise que l'image qu'elle avait de lui ne correspondait pas du tout à la réalité. Jacques avait de nombreuses liaisons et ne pensait pas du tout à sa petite cousine. A l'aide de ses journaux intimes, notre mémorialiste peut connaître son état d'esprit de l'époque et elle réalise que l'image qu'elle avait de Jacques ne correspondait pas du tout à la réalité.

Simone de Beauvoir ne choisit pas un point de vue rétrospectif mais nous rapporte ses opinions de l'époque. Elle considère le passé comme ayant un "passé-pour-soi" et un "futur-pour-soi" : « comme je m'étais aveuglée et comme je m'étais mortifiée Les cafards de Jacques, ses dégoûts, je les attribuais à je ne sais quelle soif d'impossible. Que mes réponses abstraites avaient dû lui paraître stupides ! Que j'étais loin quand je nous croyais proches ! Il y avait eu des indices pourtant des conversations avec des amis qui roulaient sur des embêtements obscurs mais précis. Un autre souvenir se réveilla, j'avais entrevu dans l'auto de Jacques, assise à côté de lui, une femme brune trop élégante et trop jolie. Mais j'avais multiplié les actes de foi. Avec quelle ingéniosité, avec quel entêtement je m'étais dupée ! J'avais rêvé seule cette amitié de trois ans ; j'y tenais aujourd'hui à cause du passé, et le passé n'était que mensonge. Tout s'écroulait, j'eus envie de couper tous les ponts : aimer quelqu'un d'autre, ou partir au bout du monde ». [157] Elle nous raconte aussi quelle était sa vision de son futur à cette époque :

« Je renonçais à faire des hypothèses. [...] En tout cas je décidais que pour vivre, écrire et être heureuse, je pouvais parfaitement me passer de Jacques ». [158]

Simone de Beauvoir nous montre qu'à chaque moment de sa vie, elle était libre de choisir et qu'elle a pu modifier le cours de son existence. Elle pouvait prendre position de telle ou telle façon, et accepter ou refuser tel ou tel chemin. Elle pose donc sa vie comme objet d'étude existentialiste et montre à son lecteur ses transformations successives :

« Ma vie familière et lointaine, elle me définit et je lui suis extérieure. Qu'est-ce que c'est au juste que ce bizarre objet ?... Une vie est aussi une réalité finie. Elle a un centre d'intériorisation, un "je" qui à travers tous les moments se pose comme identique. Elle s'inscrit dans une certaine durée, elle a un début, un terme, elle déroule en des lieux déterminés, gardant toujours ses mêmes racines, se constituant un immuable passé dont l'ouverture sur l'avenir est immuable ». [159]

Simone de Beauvoir considère qu'une personne peut se détacher de sa vie et l'observer avec objectivité. De plus, elle est du même avis que Jean-Paul Sartre dans Les Mots, l'enfant est un "petit homme" qui contient déjà en germe l'homme futur. Dans les Mémoires, elle veut nous montrer comment la fillette a survécu à la femme, et comment la femme était présente chez la petite fille « Ce qui me frappe au contraire c'est comment la petite fille se survit assagie, dans celle de dix ans, celle-ci dans la jeune fille de vingt ans et ainsi de suite ».[160] Persuadée que la femme était déjà dans la petite fille, Simone de Beauvoir ne parvient pas à nous donner d'elle-même un portrait crédible aux différents âges de sa vie car la fillette des Mémoires d'une jeune fille rangée a trop souvent des réactions d'adulte.

Simone de Beauvoir veut se souvenir d'elle à chaque moment de son passé. Philippe Lejeune dans Le pacte autobiographique remarque que son projet était dès l'origine voué à l'échec puisqu'il est impossible d'isoler différentes unités du passé. Le passé en soi n'existe pas, il n'existe que par rapport au présent et dépend donc de la personne qui le pense au présent. Seule une vision globale et synchronique du temps peut nous permettre de saisir le passé. Notre auteur juxtapose les événements dans l'ordre chronologique et nous avons donc l'impression de lire une longue chronique. Mais il n'en reste pas moins quoi que puisse en penser Philippe Lejeune que le rapport que notre mémorialiste entretien avec son passé est très émouvant. Son projet irréalisable de se conserver toute entière et de garder intact son passé dans sa mémoire à la manière dont on conserve une série de photos dans un album a des racines très profondes dès son plus jeune âge : « Tel était le sens de ma vocation : adulte, je reprendrais en main mon enfance et j'en ferais un chef-d’œuvre sans faille ».[161] Simone de Beauvoir répond donc parfaitement à la phrase de Sartre dans Les Mots :

« J'aime et je respecte, pourtant, l'humble et tenace fidélité que certaines gens - des femmes surtout - gardent à leurs goûts, à leurs désirs, à leurs anciennes entreprises, aux fêtes disparues, j'admire leur volonté de rester les mêmes au milieu du changement de sauver leur mémoire, d'emporter dans la mort une première poupée, une dent de lait, un premier amour ».[162]

Les lecteurs, et il est vrai peut-être plus encore les lectrices, ne peuvent qu'être touchés par sa volonté de rester fidèle à ses projets d'enfance. Simone de Beauvoir a dû trouver un point d'accord entre les théories existentialistes et son projet d'écrire sa vie, elle devait donc à la fois conserver son passé et montrer que l'homme n'est pas une essence, une réalité figée, ce qui lui a valu de rencontrer des difficultés de composition. En mêlant dans l'écriture synchronie et diachronie, Simone de Beauvoir écrit des Mémoires d'un genre nouveau, et le lecteur ne peut que s'intéresser à ce nouveau type d'écriture. Son écriture n'est donc pas figée mais elle va toujours de l'avant, elle est en "perpétuel devenir", semble se projeter dans le futur, tout en conservant le moment présent.

Le moment présent est essentiel pour Simone de Beauvoir car elle a voulu toute sa vie être heureuse et ce dans le moment présent. Bien sûr nous pouvons souligner que cette volonté d'être heureuse est caractéristique de chaque homme mais peu d'auteurs ont raconté leur quête du bonheur dans leur œuvre.


  III.      Une écriture en perpétuel devenir

4.    Le langage comme reflet du réel

Le bonheur est un leitmotiv de toute l'œuvre de Simone de Beauvoir. Ses romans montrent comment un personnage lutte pour accéder au bonheur ; il est un thème privilégié des Mémoires. Depuis sa petite enfance, Simone de Beauvoir a le goût du bonheur et la passion d'être heureuse. Elle dresse le portrait d'une petite fille très joyeuse : « Protégée, choyée, amusée par l'incessante nouveauté des choses j'étais une petite fille très gaie ».[163]

Elle est heureuse parce que ses parents le sont. Il faut souligner que ces derniers sont très joyeux lorsqu'elle est petite fille, puis à l'adolescence, lorsque les relations qu'elle a avec eux se dégradent, ils deviennent maussades et moroses. Peut-être est-ce parce qu'ils ne l'apprécient plus qu'elle se plaît à donner d'eux au lecteur une image désagréable. Quoi qu'il en soit, lorsqu'elle est enfant, le bonheur règne à la maison. Ils ne vivent pas encore dans le "sinistre" appartement du 71 rue de Rennes mais dans un bel appartement au 103 boulevard Montparnasse juste au-dessus du café de la Rotonde. Simone de Beauvoir nous décrit avec une telle exactitude l'appartement de sa petite enfance que nous sommes en droit de nous demander quelle est la part de souvenirs exacts et la part de reconstitution. Ses parents sont jeunes et joyeux : « Toute petite mon père m'avait subjuguée par sa gaieté et son bagou. En grandissant j'appris à l'admirer plus sérieusement. Je m'émerveillais de sa culture et de son intelligence, de son infaillible bon sens ».[164] De sa mère elle dit : « Mes premiers souvenirs sont ceux d'une jeune femme rieuse et enjouée ». En étant gaie la petite fille s'inscrit dans la lignée familiale et respecte le modèle qui lui est montré par ses parents. De plus notre mémorialiste montre l'influence du milieu sur la jeune enfant.

La petite fille aime toute sa famille. Elle adore dîner chez ses grands-parents maternels, chez ses grand-tantes et surtout chez les grands-parents paternels qui possèdent une maison de vacances à Meyrignac, dans la région bordelaise. Le portrait qu'elle nous dresse de sa petite enfance est digne d'un conte de fées : toute sa famille se presse autour de son berceau « mon ciel était étoilé d'une myriade d'yeux bienveillants. [...] A la maison le moindre incident suscitait de vastes commentaires on écoutait volontiers mes histoires, on répétait mes mots. Grands-parents, oncles, tantes, cousins, une abondante famille me garantissait mon importance. En outre, tout un peuple surnaturel se penchait sur moi avec sollicitude ». [165] Le vocabulaire employé est digne d'un conte de fées. La petite fille est mystifiée d'ailleurs par son entourage (mais tous les enfants ne le sont-ils pas ?) et se considère comme une héroïne (joyeuse) de conte. Le mal ne peut pas l'atteindre, elle considère le monde avec optimisme « le mal gardait ses distances. Je n'imaginais ses suppôts qu'à travers des figures mythiques : le diable, la fée Carabosse, les sœurs de Cendrillon ; faute de les avoir rencontrées en chair et en os, je les réduisais à leur pure essence. ». [166]

La petite fille ne connaît donc pas les épouvantes, les terreurs de l'enfance. Elle est confiante, optimiste. De plus, elle est capable de percevoir immédiatement que les démons dont lui parlent les adultes, sont des abstractions. Nous pouvons nous étonner, et à juste titre, ne pas croire, ce que notre mémorialiste nous raconte ; en effet la peur est un sentiment lié à l'enfance et il serait bien étonnant que, aussi précoce que la petite Simone puisse être, elle ne l'ait pas ressentie.

L'essentiel pour notre mémorialiste est de se présenter comme une petite fille optimiste et ainsi de consolider l'image qu'elle veut donner d'elle adulte : celle d'une femme solide, forte et optimiste. Or, l'optimisme est peut-être bien plus la capacité de combattre ses peurs que l'incapacité d'avoir peur, ce qui serait faire montre d'une grande insensibilité. Voulant confirmer son image de petite fille joyeuse, Simone de Beauvoir écrit dans Tout compte fait :

« Je me suis ouverte au monde avec confiance. Les adultes subissaient mes caprices avec une souriante complicité : cela m'a convaincue de mon pouvoir sur eux. Mon optimisme a encouragé cette exigence qui me posséda dès le début de mon histoire et me lâcha plus : d'aller au bout de mes désirs, de mes actes, de mes pensées ». [167]

Selon notre mémorialiste, le goût du bonheur est quelque chose qui est donné dès l'enfance ou qui ne sera jamais.

« Un début heureux incite le sujet à tirer des circonstances le meilleur parti possible ; s'il est malheureux, il se crée un cercle vicieux : on laisse passer des opportunités, on s'enferme dans le refus, la solitude, la morosité ». [168]

Elle est fière et heureuse de sa place d'aînée dans la famille et adore ses parents jusqu'à l'adolescence :

« Satisfaite de la place que j'occupais dans le monde, je la pensais privilégiée. Mes parents étaient des êtres d'exception, et je considérais notre foyer comme exemplaire. Papa aimait se moquer, et maman critiquer ; peu de gens trouvaient grâce devant eux, alors que je n'entendais jamais personne les dénigrer : leur manière de vivre représentait donc la norme absolue ». [169]

Jamais la fillette ne remet en question ses parents et elle ne s'invente pas une autre famille. Le roman familial théorisé par Freud est inexistant et nous pouvons douter de la sincérité de Simone de Beauvoir ; car tout enfant imagine avoir des parents différents, une histoire autre que la sienne comme le souligne Marthe Robert dans Roman des origines, origine du roman.

Notre mémorialiste contre-attaque à toute éventuelle postulation psychanalytique, elle a tout de suite été heureuse dans sa famille et se sentait bien dans sa peau : « Je n'aurais échangé contre aucun paradis le parc de Meyrignac, contre aucun palais notre appartement. L'idée que Louise, ma sœur, mes parents puissent être différents de ce qu'ils étaient ne m'effleurait pas. Moi-même je ne m'imaginais pas avec un autre visage, une autre peau : je me plaisais dans la mienne ». Cette affirmation a vraiment tout pour ressembler à une dénégation. Simone de Beauvoir affirme qu'elle avait tout pour être heureuse et qu'elle l'était. Elle affirme également ne pas s'être intéressée à la sexualité et au mystère de la naissance : « Le problème de la naissance m'inquiétait peu. On me raconta d'abord que les parents achetaient leurs enfants : ce monde était si vaste et rempli de tant de merveilles inconnues qu'il pouvait bien s'y trouver un entrepôt de bébés. »[170]. Pour une petite fille curieuse, elle manifeste un manque d'intérêt bien étonnant. Cette dénégation du problème de la sexualité est une charge contre la psychanalyse.

La petite fille veut être heureuse aussi décide-t-elle de trouver le bonheur dans les choses qui sont à sa portée. « J'avais mes livres, mes jeux et partout des objets de contemplation plus dignes d'intérêt que de plates images : des hommes et des femmes de chair et d'os ».[171] Elle garde cette attitude toute sa vie, le bonheur se trouve dans ce qui l'entoure, et elle se doit de le trouver. Elle apprend à se féliciter de son sort et à être heureuse de tout. Ainsi lorsque la condition financière de ses parents se dégrade fait-elle de nécessité vertu et décide d'être heureuse malgré les privations :

« les miséreux, les voyous, je les considérais comme des exclus, mais les princes et les milliardaires se trouvaient eux aussi séparés du monde véritable : leur situation insolite les en écartait... Je croyais avoir accès aux plus hautes comme aux plus basses sphères de la société ; en vérité les premières m'étaient fermées et j'étais radicalement coupée des secondes ».[172]

Elle retrouve ce même comportement à l'âge adulte. La "médiocrité" financière qu'elle connaît avec Sartre doit la satisfaire. Elle se dit pleinement heureuse de ce qu'elle possède :

« Quand nous mangions dans nos chambres du pain et du foie gras Marie (Sartre et elle), quand nous dînions à la brasserie Demary dont Sartre aimait la lourde odeur de bière et de choucroute, nous ne nous sentions privés de rien. [...] qu'est-ce que le bar du Ritz aurait pu nous offrir de plus ? ».[173]

Le bonheur est une chose qu'elle doit "posséder" ! Elle ne peut se contenter de choses qu'elle posséderait à distance. Elle lie étroitement le bonheur et l'alimentation. En avalant un aliment la petite Simone est sûre de le posséder aussi voudrait-elle croquer le monde :

« Je faisais craquer entre mes dents la carapace d'un fruit déguisé, une bulle de lumière éclatait, contre mon palais avec un goût de cassis ou d'ananas : je possédais toutes les couleurs et toutes les flammes, les écharpes de gaze, les diamants, les dentelles ; je possédais toute la fête. Les paradis où coulent le lait et le miel ne m'ont jamais alléchée, mais j'enviais à Dame Tartine, sa chambre à coucher en échaudé : cet univers que nous habitons s'il était tout entier comestible, quelle prise nous aurions sur lui ! ». [174]

Les objets qui sont censés lui procurer le bonheur elle doit se "donner" à eux. Le terme de "don", le verbe "donner" sont d'ailleurs des leitmotiv des passages qui parlent du bonheur : « J'appris aussi que pour entrer dans le secret des choses, il faut d'abord se donner à elles ». [175]

Elle parle de ces voyages qui lui donnent tellement de bonheur : « "A quoi bon voyager ? On ne se quitte jamais" m'a dit quelqu'un. Je me quittais, je ne devenais pas une autre mais je disparaissais. Peut-être est-ce le privilège des gens très actifs ou très ambitieux sans cesse en proie à des projets que ces traces où soudain le temps s'arrête, où l'existence se confond avec la plénitude immobile des choses : quel repos ! quelle récompense ! A Avila, le matin, j'ai repoussé les volets de ma chambre j'ai vu contre le bleu du ciel, des tours superbement dressées passé avenir, tout s'est évanoui ; il n'y avait plus qu'une glorieuse présence : la mienne, celle de ses remparts, c'était la même et elle défiait le temps »[176]. Le bonheur est lié à la dissolution de son moi dans la chose désirée. En se donnant à la chose qui crée son bonheur, elle se perd elle-même, tout se déroule comme si son moi n'était pas une "structure" solide. Mais se donner à la chose, lui procure également la chose qu'elle désire, alors Simone de Beauvoir a l'impression de posséder le monde.

« Je connaissais des trêves : je contemplais. C'était une fabuleuse récompense, ces moments où le souci d'exister se perdait dans la plénitude des choses avec lesquelles je me confondais ». [177]

De la même façon que petite fille elle croyait pouvoir se confondre avec Dieu, elle pense pouvoir fusionner avec le monde, ce qui assurerait le bonheur. Le bonheur consiste à oublier son moi pour devenir le "monde". Le bonheur est donc la conséquence, la suite logique de sa recherche spirituelle.

Elle a effectivement renoncé à Dieu pour le bonheur terrestre. Ainsi nous raconte-t-elle comment elle a perdu la foi :

« Je plongeai mes mains dans la fraîcheur des lauriers-cerises [...] "Je ne crois plus en Dieu" me dis-je sans grand étonnement. C'était une évidence si j'avais cru en lui, je n'aurais pas consenti de gaieté de cœur à l'effacer. J'avais toujours pensé qu'au prix de l'éternité ce monde comptait pour rien, il comptait, puisque je l'aimais, et c'était Dieu soudain qui ne faisait plus le poids : il fallait que son nom ne recouvrit plus qu'un mirage ». [178]

Elle ne peut pas supporter que Dieu s'interpose entre ses bonheurs et elle-même aussi s'en "débarrasse"-t-elle purement e t simplement.

De plus, elle ne peut pas devenir Dieu mais croit pouvoir devenir les choses qu'elle désire : « Je veux toucher Dieu ou devenir Dieu » [179] déclare-t-elle à dix-sept ans. Face à ce rêve impossible, elle se tourne vers le monde terrestre et il devient l'objet de son mysticisme. Elle veut se confondre avec la terre :

« Lorsque j'eus renoncé au ciel, mes ambitions terrestres s'accusèrent : il fallait émerger. [...] Cette répétition indéfinie de l'ignorance, de l'indifférence équivalait à la mort. Je levai les yeux vers le chêne : il dominait le paysage et n'avait pas de semblable. Je serais pareille à lui ».[180]

La nature tient une place privilégiée dans sa vie. Elle est synonyme de bonheur car elle peut se donner à elle toute entière et a l'impression qu'elle peut posséder la nature. La nature est liée à la liberté car personne ne s'interpose entre eux :

« Mon temps n'était plus réglé par des exigences précises du moins leur absence se trouvait largement compensée par l'immensité des horizons qui l'ouvraient à ma curiosité. Je les explorais sans recours : la médiation des adultes ne s'interposait plus entre le monde et moi ».[181]

Elle réalise à Meyrignac son rêve de se confondre avec l'absolu, de quitter sa "peau" :

« Je me sentais devenir l'odeur houleuse des blés noirs, l'odeur des bruyères, l'épaisse chaleur de midi ou le frisson des crépuscules, je pesais lourd et pourtant je m'évaporais dans l'azur, je n'avais plus de bornes ». [182]

La nature n'est pas tragique et ne reflète pas, comme dans l’œuvre de Sartre et de Camus, la faiblesse de l'homme et son absence à connaître le monde. La nature est heureuse car notre auteur s'y projette et voit dans celle-ci son reflet tel Narcisse en son miroir.

Le bonheur ne peut être atteint que si la jeune femme, puis la jeune fille, poussée par sa volonté démiurgique croit connaître la totalité du monde réel. Sa volonté se doit d'être totale, totalisante, ainsi explore-t-elle systématiquement les endroits qui doivent la rendre heureuse (cf. ses promenades à Marseille, La force de l'âge, p. 105-106). Lorsqu'elle décide de découvrir la littérature américaine au début des années trente, elle s'y adonne avec frénésie et a l'ambition assez folle de lire tous les grands auteurs américains modernes :

« J'absorbais Whitman, Blake, Yeats, Synge, Sean O'Casey, tous les Virginia Woolf, des tonnes d'Henry James, George Moore, Swinborne, Swinreton, Rébecca West, Sinclair, Lewis, Dreiser, Scherwood, Anderson, toutes les traductions publiées des "feux croisés" et même en anglais, l'interminable roman de Doroty Richardson qui réussit pendant dix ou douze volumes à me raconter strictement rien ».[183]

Sa découverte de l'Amérique se doit aussi d'être complète. Elle croit la connaître parfaitement en allant voir les films « ou jouaient Greta Garbo, Marlène Dietrich, Joan Crawford, Sylvia Sydney, Kay Francis ».[184]

La vie de notre mémorialiste doit donc pour être réussie : « satisfaire à deux exigences : être heureuse et me donner le monde ».[185] Mais le bonheur est quelque chose qui se conquiert. La petite fille était très heureuse, mais à l'adolescence, comme nous l'avons déjà vu, elle se trouve rejetée de son milieu. A dix-huit ans, elle réalise que le bonheur ne lui est plus assuré :

« Le bonheur en revanche, je l'avais connu, je l'avais toujours voulu, je ne me résignai pas facilement à m'en détourner. Si je m'y décidai, c'est que je crus qu'il m'était à jamais refusé. Je ne le séparai pas de l'amour, de l'amitié, de la tendresse, et je m'engageai dans une entreprise irrémédiablement solitaire ».[186]

Elle décide alors de le retrouver grâce à sa volonté. Elle remplace sa naïveté par la volonté et de vraies exigences. Elle doit se battre pour être heureuse. Aussi fait-elle le lien entre sa volonté d'être heureuse et l'intransigeance que devait lui donner sa volonté démiurgique. Alors que petite fille, elle n'avait qu'à suivre ses goûts et ses envies pour être heureuse et plaire à son entourage, son père à l'adolescence la dénigre et la considère comme un monstre. Elle prend la décision de pousser "sa nature" d'élève sérieuse aussi loin qu'elle le peut :

« J'étais mal douée pour la résignation, en poussant au paroxysme l'austérité qui était mon lot, j'en fis une vocation, sevrée de plaisirs, je choisis l'ascèse, au lieu de me traîner languissement à travers la monotonie de mes journées j'allais devant muette, l’œil tendu vers un but invisible ».[187]

Ces emplois du temps frénétiques, sa furie d'étudier ne sont pas simplement docilité d'enfant sage « de jeune fille rangée », ils lui permettent de combattre l'ennui et le désespoir ; ils doivent lui permettre de retrouver le bonheur. Celui-ci est lié à sa volonté démiurgique, elle refuse de transiger avec le principe de réalité. Le réel doit s'asservir à ses plans, et lui donner le bonheur. « Vous êtes une "schizophrène" me disait souvent Sartre : au lieu d'adapter mes projets à la réalité, je les poursuivais envers et contre tout, tenant le réel pour un simple accessoire... Cette schizophrénie m'apparaît comme une forme extrême et aberrante de mon optimisme ; je refusais, comme à vingt ans, que la vie eût d'autres volontés que les miennes ».[188] Elle garde cette habitude toute sa vie (fidèle à son désir incroyable et irréalisable de se conserver toute entière en continuant de progresser), elle rejette tous les éléments du réel qui pourraient contrecarrer ses plans et donc empêcher son bonheur.

Celui-ci est lié à la volonté, il se construit étape par étape, pas à pas. La contingence est quelque chose de terrible, qu'elle ne peut pas supporter. Tout doit être nécessaire dans la vie, c'est-à-dire voulu et décidé par un emploi du temps et dans un but précis. Il y a quelque chose de tout à fait surprenant dans le fait que cette femme, qui est une existentialiste et donc persuadée d'être complètement libre refuse de se laisser aller au fil des jours et n'accepte pas une partie de sa liberté qui crée de l'angoisse.

Son cousin Jacques, l'amour de son adolescence, avait découvert, lui aussi que rien dans la vie ne menait à rien :

« Son scepticisme manifestait de lucidité ; au fond ; c'était moi qui manquais de courage quand je me déguisais la triste relativité des fins humaines ; oui, il osait s'avouer qu'aucun but ne méritait un effort. Il perdait son temps dans les bars ? Il y fuyait son désespoir, et il lui arrivait d'y rencontrer la poésie ». [189]

L'attitude de son cousin Jacques est la conséquence d'un scepticisme qu'elle reconnaît en elle. Seulement, elle se refuse d'y sombrer et s'acharne à construire le réel à sa guise pour ne pas sombrer dans le désespoir et conserver ce bonheur qui est tellement important pour elle ; elle nous explique sa stratégie pour conquérir le bonheur : « souvent dans la vie, j'eus recours à ce stratagème : doter mes activités d'une nécessité dont je finissais par être la proie ou la dupe : c'est ainsi qu'à dix-huit ans, je m'étais sauvée de l'ennui par la frénésie ». [190] Simone de Beauvoir nomme, à juste titre, sa volonté "manie". Celle-ci est également un refus de transiger avec le principe de réalité.

Simone de Beauvoir se présente comme une amoureuse du réel. Elle n'a pas du tout le raisonnement d'un Marcel Proust dans Le temps retrouvé : « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature ».

Le réel est bien plus essentiel que la littérature. Celle-ci lui sert à échapper au réel lorsqu'il n'est pas satisfaisant et ne lui procure pas le bonheur qu'elle désire. A dix-sept ans, elle se sent seule, incomprise, rejetée par son entourage et elle trouve refuge dans les livres :

« Les livres que j'aimais devinrent une Bible où je puisais des conseils et des secours... Entre moi et les âmes sœurs qui existaient quelque part, hors d'atteinte, ils créaient une sorte de communion ; au lieu de vivre une petite histoire particulière, je participais à une épopée spirituelle. Pendant des mois, je me nourris de littérature : mais c'était alors la seule réalité à laquelle il me fut possible d'accéder »[191]

De la même façon, pendant la guerre elle tente d'oublier le réel menaçant et l'absence de Sartre en allant lire Hegel à la bibliothèque nationale. Cette lecture lui a été conseillée par Sartre, elle est ressentie par notre auteur comme un moyen de le rejoindre. Nous pouvons nous interroger sur la vision étrange de la littérature de notre auteur. Les mots seraient une sorte de palliatif de la réalité. Elle ne semble pas considérer que la littérature permette d'accéder au réel mais bien qu'il existe une rupture entre l'espace littéraire et celui du monde réel. Preuve en est des descriptions des bibliothèques, qui sont nombreuses dans ces deux premiers volumes des mémoires. Jeune agrégative, elle passe ses journées dans les bibliothèques, et nous raconte ainsi les fins d'après-midi :

« A six heures moins un quart, la voix du gardien (de la bibliothèque) annonçait avec solennité : "Messieurs - on va - bientôt fermer." C'était à chaque fois une surprise au sortir des livres, de retrouver les magasins, les lumières, les passants, et le nain qui vendait des violettes à côté du théâtre français ». [192]

Les Mémoires d'une jeune fille rangée qui raconte sa vocation d'écrivain montre qu'elle l'est devenue parce que le monde réel ne lui plaisait pas.

Aussi lorsqu'elle est indépendante financièrement et vit avec Sartre, elle ne concrétise pas immédiatement sa vocation d'écrivain, et préfère, raconte-t-elle, profiter du réel. Elle apprécie le rapport direct au monde, l'utilisation de la sensibilité. Elle se refuse à l'aborder par le biais des mots. Simone de Beauvoir veut nous donner une image d'elle-même qui serait celle d'une femme sensible et non celle d'une intellectuelle (Il est d'ailleurs étrange qu'elle ne comprenne pas que ces deux aspects sont tout à fait conciliables). Ainsi nous rapporte-t-elle des conversations qu'elle avait avec Herbaud (en réalité Maheu), en 1929, l'année de préparation à l'agrégation. Les deux agrégatifs parlent des livres qu'ils aiment et se découvrent une même passion pour Le Moulin sur la Floss de G. Eliot et le Grand Meaulnes d'Alain-Fournier, livres "tendres" destinés aux adolescents. Herbaud dit à Simone de Beauvoir : « Au fond je suis bien plus intellectuel que vous pourtant à l'origine c'est la même sensibilité que je retrouve en moi dont je n'ai pas voulu ».[193] Elle s'acharne à donner d'elle-même une image de femme sensible grâce à de longues descriptions de la nature...

Le conflit qui existe pour elle entre les mots et le réel est d'ailleurs si intense qu'il fut la cause de sa première dispute avec Sartre. C'est la première entorse à l'image de ce couple parfait Beauvoir-Sartre qu'elle ne cesse de mettre en scène tout au long de La force de l'âge. Lors de vacances à Londres durant les vacances de printemps de l'année 1930, Sartre en bon "intellectuel" et futur grand écrivain tente de "résumer" la ville par des mots ; la jeune femme ne peut le supporter : « Sartre, épris comme toujours de synthèse, essaya de définir Londres dans son ensemble, je trouvais son schéma insuffisant, tendancieux et pour tout dire inutile [...] ».[194] Elle conclut ainsi le conflit qui l'oppose à Sartre : « Je tenais d'abord à la vie dans sa présence immédiate, et Sartre, d'abord à l'écriture. Cependant comme je voulais écrire et qu'il se plaisait à vivre, nous n'étions que rarement en conflit ». [195] Dans sa construction du couple Beauvoir-Sartre, notre mémorialiste fait preuve d'un essentialisme contradictoire avec ses opinions philosophiques : le portrait qu'elle nous dresse de leur couple n'évolue jamais, et elle s'acharne à répéter au lecteur qu'ils ne se sont endormis qu'une nuit désunis, et ce à cause d'un différend au sujet de leur conception de la littérature. Le couple qu'elle construit est un "mythe", ce qui est assez surprenant de sa part.

Simone de Beauvoir aime la vie, et à cet égard, il n'est pas étonnant qu'elle lise Tchekhov à l'adolescence. (cf. Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 426). Ce dernier écrit par ellipses, il "concentre" la vie en des phrases simples et brèves. Tout comme Tchekhov notre auteur veut un art simple pour atteindre la vérité absolue. Une fois professeur, Simone de Beauvoir adore lire Virginia Woolf (cf. La force de l'âge, p. 212). Virginia Woolf a ressenti très vivement ce conflit entre la vie et le monde des mots. Elle reprochait ainsi aux livres d'être des peintures inexactes du monde. Dans ses nombreux ouvrages théoriques et dans ses journaux intimes, Virginia Woolf rapporte ses réflexions sur le genre du roman. Nous citerons quelques propos particulièrement significatifs :

« La vie n'est pas une série de lanternes, de voitures disposées symétriquement. La vie est un halo lumineux, une enveloppe semi-transparente qui nous entoure du commencement à la fin de notre état semi-conscient. N'est-ce pas la tâche de l'écrivain de nous rendre sensible ce fluide élément changeant, inconnu et sans limites précises, si aberrant et si complexe qu'il puisse se montrer, en y mêlant aussi peu que possible l'étrange et l'extérieur ».[196]

Virginia Woolf voulut rejeter les conventions établies dans l'art du roman, et approcher le plus possible ce genre de la vie. Elle ne veut rien écarter de la vie. Celle-ci doit se refléter toute entière dans l'écriture. Tout comme Joyce, elle veut un art d'une grande "sincérité'' qui doit aborder même les sujets ingrats et communs de la vie. Virginia Woolf a souligné à plusieurs reprises que notre vie était composée en grande partie d'émotions, de fluctuations, aussi le roman ne devrait-il pas abandonner les émotions et les soubresauts de l'âme mais les intégrer :

« Le roman ou les deux divers romans qu'on écrira dans l'avenir assureront certaines fonctions de la vie. Ils nous donneront les images, les rêves. Mais ils nous donneront aussi le ricanement, le contraste, le doute... ».[197]

Virginia Woolf voulait saisir la vie non pas à la façon des auteurs réalistes, mais à travers la conscience. Elle sait que chaque individu a sa façon de percevoir la vie et elle veut rendre compte dans l'écriture de la vie telle qu'elle apparaît à travers le halo lumineux de la conscience. Virginia Woolf écrit pour échapper à la mélancolie, à la tristesse et se réfugie dans les livres lorsque le monde réel ne la satisfait pas. Toutes proportions gardées, car Simone de Beauvoir n'a jamais connu de profonds moments de dépression comme Virginia Woolf ; nous retrouvons cette volonté d'échapper au réel par les mots dans l’œuvre de notre mémorialiste. De plus, tout comme cette dernière, Virginia Woolf était une lectrice fervente d'autobiographies et de journaux intimes. Il existe une parenté étroite entre ces deux auteurs, Virginia Woolf aimait les œuvres de Meredith et correspondait avec Katherine Mansfield.

Or, Simone de Beauvoir lit Mérédith (cf. La force de l'âge, p. 54), le journal et les lettres de Katherine Mansfield (cf. La force de l'âge, p. 118). Simone de Beauvoir se rattache à toute une "famille" d'écrivains : Joyce, Virginia Woolf, Faulkner. Elle légitime son statut contesté d'écrivain dans La force de l'âge en citant les grands noms de la littérature :

« Nous nous tenions toujours au courant, Sartre et moi, des nouveautés. Deux noms marquèrent pour nous l'année. L'un fut celui de Faulkner dont on publia presque simultanément en français Tandis que j'agonisais et Sanctuaire. Devant lui, Joyce, Virginia Woolf, Hemingway, et quelques autres avaient refusé la fausse objectivité du roman réaliste pour livrer le monde à travers des subjectivités. [...] Ses récits nous touchaient à la fois par leur art et par leurs thèmes ».[198]

Elle tente de se rendre compte de la réalité telle qu'elle apparaît à la conscience dans son rapport direct au monde. Elle veut transcrire dans l'écriture les mécanismes des structures de la conscience et la façon dont celle-ci perçoit le monde. Son écriture se veut phénoménologique, ce qui n'est pas pour nous surprendre puisque la philosophie existentialiste s'inspire de la phénoménologie de Husserl. Aussi l'écriture des mémoires utilise-t-elle comme principale figure de style l'asyndète. Simone de Beauvoir tente de décrire les faits un par un dans leur immédiateté. Les phrases sont brèves, utilisent le moins possible les adjectifs et se veulent une simple description des faits. La description de la mort de son grand-père alors qu'elle est âgée de vingt ans se refuse à tout lyrisme :

« Le lendemain, une lettre de Meyrignac m'apprit que grand-père était gravement malade, qu'il allait mourir ; je l'aimais bien, mais il était très âgé, sa mort me semblait naturelle et je ne m'attristais pas... A Meyrignac, toute la famille s'était assemblée [...] je ne m'arrachai pas un soupir. Enfance, adolescence, et le sabot des vaches heurtant sous les Etoiles la porte de l'étable, tout cela était derrière moi, déjà trop loin. J'étais prête à présent pour quelque chose d'autre. Dans la violence de cette attente, les regrets s'anéantissaient ».[199]

Sa prose peut nous apparaître parfois un peu sèche pour décrire la mort de son grand-père, la perte du domaine familial et par là la rupture avec son enfance.

Cette sécheresse de la prose se retrouve dans les descriptions maniaques des paysages ou bien dans les longs et minutieux récits de voyages. Citons par exemple l'exhaustive description qu'elle dresse de son voyage en Italie en 1933 :

« Cette année-là Mussolini avait organisé à Rome une "exposition fasciste" et pour y attirer les touristes étrangers, les chemins de fer italiens leur consentaient une réduction de 70 %. Nous en profitâmes sans scrupule [...]. Nous visitâmes les plus belles villes de l’Italie Centrale, nous passâmes deux semaines à Florence. Nous avions décidé de réserver Rome pour un autre voyage et nous ne nous y arrêtâmes que quatre-jours [... ] C'est aussi à Venise, près du pont du Rialto, que pour la première fois nous avons aperçu des S.S. en chemises brunes, ils étaient d'une toute autre espèce que les petits fascistes noirs, très grands, les yeux vides, ils marchaient d'un pas raide. Trois mille chemises brunes paradant à Nuremberg : c'était effrayant à imaginer ».[200]

Cette sécheresse de la prose, cette volonté de décrire la situation en donnant le moins d'impressions subjectives que possible peut réellement choquer le lecteur. Devant des événements qui ont causé tant de souffrance et de morts notre mémorialiste reste impassible et se contente de décrire les faits. Elle ne montre presque aucune réaction devant la gravité des événements. Le lecteur peut s'interroger sur sa volonté de rester impassible face au réel, moralement, cette position peut être attaquable. Sa volonté de revivre le réel telle qu'elle l'a connue, et sa volonté d'être parfaitement sincère à l'égard de son lecteur le pousse à nous donner le maximum de détails. Ainsi établit-elle de longues listes de ses lectures, des films ou des spectacles auxquels elle assiste :

« Une importante exposition, intitulée Les peintres de la réalité nous révéla Georges de la Tour ; les chefs-d’œuvre du musée de Grenoble furent transportés à Paris et j'appris à connaître Zurberan qu'en Espagne j'avais ignoré. J'entendais Don Juan de Mozart que l'opéra avait repris l'année précédente. Je vis à l'Atelier Roselinde montée par Coupeau et une pièce de Calderón Le Médecin de son honneur où Dullin trouva un de ses meilleurs rôles ».[201]

Le lecteur curieux, et c'est souvent le cas de l'amateur de mémoires, peut être ravi de cette multitude de détails mais il peut aussi avoir l'impression de lire une longue liste ennuyeuse qui allonge inutilement les Mémoires de notre auteur. Toutefois, cette volonté d'exhaustivité est orientée : Simone de Beauvoir veut donner un sens à tous les instants de sa vie, c'est pourquoi une fois de plus, la diachronie se lie à la synchronie de l'écriture. Ecriture qui se veut le reflet de cette quête du sens.


5.    A la recherche du sens

Simone de Beauvoir a construit sa vie au jour le jour grâce à son journal. Elle refuse de laisser le principe du bio l'emporter sur celui de l'auto. Sa vie doit mener quelque part elle l'affirme dès son plus jeune âge : « Ma vie à moi mènera quelque part »[202] se serait promise la fillette en rangeant une pile d'assiettes. L'écriture quotidienne du moi lui permet d'avoir l'impression de synchroniser les différents moments de sa vie. L'écriture des mémoires permet une synchronie à un degré plus élevé. Toutefois Les mémoires d'une jeune fille rangée et La force de l'âge ont la particularité de lier synchronie et diachronie puisque Simone de Beauvoir, en partie parce qu'elle utilise son journal pour écrire ses mémoires nous explique la quête du sens au travers des différentes étapes de son existence.

Elle écrit son autobiographie à la façon des grandes autobiographies romantiques.

Tout comme le Bildungsroman, le lecteur découvre le sens de la vie de Simone de Beauvoir en suivant le devenir de son existence. Le sens de celle-ci n'est pas donné d'avance mais se découvre petit à petit. La quête du sens est toutefois facilitée par une grande ligne directrice dont notre mémorialiste a conscience très tôt. La jeune fille veut se perfectionner, progresser dans l'existence. La vie est perçue comme une ligne droite dans le sens d'une ascension. Dans Tout compte fait, qui résume toute son entreprise autobiographique, elle affirme :

« A travers toute mon enfance et ma jeunesse ma vie avait un sens clair : l'âge adulte en était le but et la raison. [...] C'est pourquoi Les mémoires d'une jeune fille rangée ont une unité romanesque qui manque aux volumes suivants. Comme dans les romans d'apprentissage du début à la fin le temps coule avec rigueur ».[203]

Tout au long des Mémoires d'une jeune fille rangée et La force de I'âge, notre auteur cherche le fil conducteur de sa vie. Cette vision de la vie comme une ligne droite est utilisée à plusieurs reprises : « Il m'a fallu prendre un certain nombre de décisions mais là encore, il ne me semble pas avoir opté : j'ai suivi impérieusement le chemin que m'indiquait mon passé. » [204] La vie est comparée à des rails de chemin de fer (cf. Tout compte fait, p. 21). Cette volonté de voir la vie comme une continuelle ascension lui fait écrire au sujet de ses rêveries alors qu'elle est âgée de quinze ans :

« Je pensais à moi du dedans comme à une personne en train de se faire, et j'avais l'ambition de progresser à l'infini, l'élu, je le voyais du dedans comme une personne achevée... ». [205]

Quelques jours avant son agrégation elle pense : « Révisant mon programme par un chaud après-midi d'été, je me souvenais des heures toutes semblables où je préparais mon bachot : je connaissais la même paix et la même ardeur et comme je m'étais enrichie depuis mes seize ans ».[206]

Nous comprenons d'ailleurs pourquoi les études sont un point de repère tellement essentiel dans son existence. Elles permettent de noter les progrès accomplis par un individu, au moyen des différents échelons, grades scolaires que la jeune fille franchit étape par étape. Les études lui donnent un but, la poussent à avancer dans l'existence : « L'imminence des examens, l'espoir de devenir bientôt une étudiante m'aiguillonnaient. Ce fut une année faste, mon corps s'arrangeait, mes secrets pesaient moins lourds » écrit-elle en se souvenant de ses dix-sept ans : « Le trimestre s'acheva. Je passai mes examens de mathématiques et de latin. C'était agréable d'aller vite et de réussir ». [207] Sa volonté d'organiser sa vie comme une ascension se reflète dans son travail scolaire. Elle fait tout pour accélérer celui-ci et n'hésite pas à rappeler combien elle était douée : « En latin, nous avions obtenu de sauter une année et de passer dès la seconde dans le cours supérieur : la compétition avec des élèves de première me tenait en haleine » [208] et encore : « Mon dernier trimestre se trouvant vacant, pourquoi ne pas commencer tout de suite mon diplôme ? Il n'était pas défendu en ce temps-là de le présenter en même temps que l'agrégation, si je l'avançais assez rien ne m'empêcherait à la rentrée de préparer le concours tout en le terminant ».[209] Le texte des Mémoires d'une jeune fille rangée est traversée par l'isotopie de l'ascension : « Depuis ma naissance, je m'étais endormie un peu plus riche que la veille, je m'élevais de degré en degré ». [210]

Les scènes sont nombreuses au cours desquelles la jeune fille escalade non plus simplement en esprit mais physiquement les obstacles. Les escaliers symbolisent une ascension intellectuelle et spirituelle : « J'escaladais la nuit les escaliers du Sacré-Cœur ». Tel un ascensionniste, elle commence son parcours d'étudiante, qui est un modèle de réussite, en gravissant les marches de la bibliothèque Sainte-Geneviève. Les épisodes dépressifs qui reviennent à de multiples reprises tout au long de Mémoires d'une jeune fille rangée et de La force de l'âge sont toujours dus à une impression de piétinement.

Cette volonté de progresser à l'infini, lui fait refuser le destin des femmes de la bourgeoisie française des années vingt : se marier et avoir des enfants. Nous assistons à l'émergence de la pensée développée par notre auteur dans Le deuxième sexe à moins que l'illusion rétrospective jouant, elle ne formule une pensée qu'elle n'a eu, en réalité, qu'en 1949 : « J'avais décidé depuis longtemps de consacrer ma vie à des travaux intellectuels. Zaza me scandalisa en déclarant d'un ton provoquant : "mettre au monde des enfants ça vaut bien autant que d'écrire des livres". Je ne voyais pas de commune mesure entre ces destins. Avoir des enfants qui à leur tour auraient des enfants, c'était rabâcher à l'infini, la même ennuyeuse ritournelle ; le savant, l'écrivain, le penseur, l'artiste créaient un autre monde lumineux et joyeux, où tout avait sa raison d'être ».[211]

Dès l'adolescence, notre mémorialiste désire que tous les moments de sa vie aient une fonction et la conduisent quelque part. Ainsi ne se fraye-t-elle pas avec ses amis du cours Désir, car ces dernières n'ont pas la même conception de la vie qu'elle. Elles se contentent de suivre un modèle préétabli, alors que notre auteur cherche le sens de sa vie : « Passé leurs bachots, elles suivraient quelques cours d'histoire et de littérature, elles feraient l'école du Louvre ou la Croix Rouge, de la peinture sur porcelaine, du batik, de la reliure et s'occuperaient de quelques œuvres ».[212] Mais le sens de la vie n'est pas seulement à chercher intellectuellement, il doit également se démontrer par des actions concrètes. Simone de Beauvoir est fidèle à la théorie existentialiste. Le cousin Jacques est l'illustration parfaite de cette théorie de l'action comme révélateur de l'être. Intelligent mais aboulique, Jacques ne s'engage dans aucune action concrète. Il se contente de se distraire, de trouver des occupations dans sa vie. A dix-sept ans, sa petite cousine le voit comme une "incarnation raffinée" de l'inquiétude et admire son mépris à l'égard des affaires terrestres. Mais deux ans plus tard, la jeune fille lui reproche de ne pas s'engager dans des actes concrets : « Il manquait de profondeur, de persévérance et parfois, ce qui me semblait plus grave de sincérité. Il m'arrivait de m'irriter de ses dérobades ».[213]

Jacques, le seul amour de son adolescence devient l'illustration parfaite du "lâche" sartrien qui se contente de se plaindre sans agir. Ainsi elle réagit de façon violente lorsqu'elle comprend qu'il n'est qu'un velléitaire. « La colère me prit et je détestai Jacques. Qu'avait-il de si extraordinaire ? Il y en avait un tas d'autres qui valaient mieux que lui. Je m'étais bien trompée en le prenant pour une espèce de Grand Meaulnes ; il était instable, égoïste et n'aimait que s'amuser. Je marchai rageusement sur les grands boulevards en me promettant de séparer ma vie de la sienne ».[214] Le cousin Jacques est le modèle négatif, au cours de ce roman de formation, il devient l'ange noir que notre héroïne doit repousser afin de ne pas céder à son scepticisme. En oubliant Jacques, elle peut rencontrer Jean-Paul Sartre qui est, bien sûr, le modèle positif par excellence : il a énormément de volonté et un grand projet dans l'existence, devenir écrivain : « Plus âgé que moi de deux ans - deux ans qu'il avait mis à profit - ayant pris beaucoup plus tôt un meilleur départ, il en savait plus long, sur tout [...]. Je m'étais crue exceptionnelle parce que je ne concevais pas de vivre sans écrire : il ne vivait que pour écrire ».[215]

D'ailleurs, afin de créer ce beau roman d'amour, notre mémorialiste n'hésite pas à inverser les faits réels. Elle raconte à son amant Nelson Algren que Jacques l'a abandonnée pour se marier avec une autre femme au moment même de sa rencontre avec Sartre : « A dix-sept ans, très amoureuse d'un cousin du même âge que moi, beau, intelligent, séduisant, je l'admirais d'être un homme, lui m'aimait bien, il me révélait la littérature moderne et m'a aidée à m'affranchir intellectuellement de ma famille mais il me respectait comme on respecte une cousine et tant qu'à se marier il épousa une riche, bête et laide vierge... Son mariage fut un choc mais ne m'affecta pas trop, car à ce moment précis, je fis la connaissance de nouveaux amis, étudiants comme moi et parmi eux de Sartre ».[216] De plus, elle aurait abandonné son cousin bien avant son mariage.

Les Mémoires d'une jeune fille rangée embellissent la situation de notre héroïne et Jacques sert alors de négatif et permet la rencontre avec Sartre. Ce premier volume des mémoires a également une visée didactique : notre auteur nous raconte la déchéance terrible de son cousin, et sa mort, elle montre au lecteur ce qui peut arriver à un homme lâche qui n'assume pas sa situation. Simone de Beauvoir, elle, cherche continuellement le sens de son existence.

Pour ce faire, elle s'assigne des mandats successifs qui lui fixent des buts et redéfinissent sa vie à neuf. Petite fille, elle veut servir Dieu et ses parents car comme nous l'avons déjà vu son éducation lui a appris que leurs volontés se confondaient. Ainsi n'a-t-elle pas à chercher de mandat par elle-même et peut se contenter d'obéir parfaitement à ses parents : « Je m'étais convaincue que mes parents ne voulaient que mon bien ».[217] Elle apprend à lire, à compter pour satisfaire son père, et elle remplit avec exactitudes ses devoirs de chrétienne pour plaire à sa mère : « Je m'étais convaincue que mes parents ne voulaient que mon bien ».[218] Elle réussit tous ses apprentissages pour leur plaire. Les devoirs scolaires ne sont pas tant appréciés pour les satisfactions qu'ils lui procurent que pour l'amour que lui manifestent ses parents grâce à ses progrès.

Un second exemple de sa docilité à l'égard de ses parents, et son attitude pendant la guerre, notre future mémorialiste qui soutint avec enthousiasme le Front pour la Libération Nationale de l'Algérie pendant les années soixante, se veut une parfaite patriote pendant la première guerre mondiale. Elle raconte avec humour comment elle agitait de petits drapeaux français ou déchirait ses poupons fabriqués en Allemagne :

« En septembre, à la Grillère, j'appris à remplir mes devoirs de française. J'aidais maman à fabriquer de la charpie, je tricotai un passe-montagne. Ma tante Hélène attelait la charrette anglaise et nous allions à la gare voisine distribuer des pommes à de grands hindous enturbannés... ». [219]

La petite fille abdique son indépendance d'esprit pour être asservie par ses parents, ce qui lui assure une parfaite tranquillité. La fillette, quoique puisse en penser Simone de Beauvoir, agit comme toutes les autres petites filles de son age.

Elle a peu de loisirs car ses parents n'ont pas des ressources financières importantes. Elle reste dans l'appartement, dévore des livres car c'est la seule distraction que ses parents peuvent lui donner. La petite fille s'adonne à ses études qui lui fournissent un nouveau mandat : elle doit devenir la meilleure élève du cours Désir, et apprendre le maximum de choses que possible :

« Si je pris tant de plaisir à l'étude, c'est que ma vie quotidienne ne me rassasiait plus... Dans l'univers policé où j'étais cantonnée, peu de choses m'étonnait car j'ignorais où commence, où s'arrête le pouvoir de l'homme. Les avions, les dirigeables qui parfois traversaient le cœur de Paris émerveillaient beaucoup plus les adultes que moi-même. Quant aux distractions, on ne m'en offrait guère ». [220]

Son seul recours pour s'occuper est d'étudier avec frénésie. Les études deviennent une nécessité : « Assise devant une petite table, je décalquai sur le papier des phrases qui serpentaient dans ma tête : la feuille blanche se couvrait des taches violettes qui racontaient une histoire ».[221]

L'étude donne encore plus un sens à sa vie lorsque la petite fille décide de devenir professeur. Elle transmet ses connaissances à ses poupées et à sa sœur : « Ce qui m'importait c'était de former des esprits et des âmes : je me ferai professeur, décidai-je ».[222] Ce projet concilie tout, il lui donne l'indépendance financière et lui permet de faire progresser son esprit. La petite fille, grâce à l'étude, apprend l'indépendance, elle ne veut plus dépendre de ses parents, le sens qu'elle veut donner à son existence, elle doit le trouver seule. Elle voit d'ailleurs le professorat comme un sacerdoce car elle hésite entre être carmélite et le professorat nous explique-t-elle. Elle s'invente alors une longue liste de supplices, de difficultés, de tortures pour contenter Dieu. La vie de carmélite lui semble satisfaisante car elle permet de concilier son besoin d'absolu et son amour de Dieu :

« Je me persuadai de plus en plus qu'il n'y avait pas de place dans le monde profane pour la vie surnaturelle. Et pourtant, c'était celle-ci qui comptait : elle seule. J'eus brusquement l'évidence un matin qu'un chrétien convaincu de la béatitude future n'aurait pas du accorder le moindre prix aux choses éphémères. Comment la plupart d'entre eux acceptaient-ils de demeurer dans le siècle ? Plus je réfléchissais, plus je m'étonnais. Je conclus qu'en tout cas, je ne les imiterai pas : entre l'infini et la finitude mon choix était fait ». [223]

Le sens de son existence ne peut se trouver lorsqu'elle est petite fille que dans l'accomplissement total de toutes ses potentialités. La petite fille ne sait déjà pas transiger avec le réel et désire trouver un mandat qui utilise toutes ses capacités. Elle donne l'image d'une petite fille alors qu'elle est très jeune. En effet, la petite fille ne semble jamais s'être soumise réellement à ses parents. Si elle joue parfaitement son rôle de petite fille sage et soumise c'est seulement après une mûre réflexion.

Ses parents ne l'ont chargée d'aucune obligation, d'aucun "projet", mais lui ont indiqué une voie qu'elle a suivi de son plein gré semble-t-il : « Moi, j'avais passé du côté des adultes et je présumais que la vérité m'était désormais garantie ».[224] La fillette aurait été indépendante extrêmement jeune, cette situation apparaît comme un leurre, car nous pouvons nous demander comment une enfant aussi jeune aurait pu faire un tel choix.

Le mandat, suivant le sens que Sartre donne à ce mot est "modifié", la petite fille des Mémoires d'une jeune fille rangée se serait inventé son mandat toute seule. D'ailleurs, elle soumet ses parents à son sens critique et se méfie des faux sens qu'ils pourraient donner à sa vie : « Ils me parlaient comme à une grande personne, fière de ma dignité neuve, j'acceptai qu'on eût leurré le bébé que je n'étais plus ; il me parut normal que l'on continuât de mystifier ma petite sœur ».[225]

Elle nous présente de multiples scènes de révolte à l'égard de ses parents. Ainsi découvre-t-elle qu'ils peuvent lui mentir. Preuve en est de la découverte du mensonge au sujet du Père Noël qu'elle fait après avoir beaucoup réfléchi. « Je trouvai incongru que le tout-puissant petit Jésus s'amusât à descendre dans la cheminée comme un vulgaire ramoneur ».[226] Son père et Dieu (puisque ceux-ci sont considérés comme des représentants de l'ordre divin) ne sont plus des "éléments" suffisamment crédibles pour lui indiquer la courbe que sa vie doit prendre. En se heurtant violemment à ses parents, la jeune fille se trouve "condamnée" à chercher le sens qu'elle veut donner à son existence et ce, toute seule. Elle apprend alors la véritable indépendance. Elle choisit de se perfectionner et de perfectionner l'autre. Elle trouve son mandat dans l'enseignement et la vocation religieuse. Elle transmet ses connaissances à des êtres imparfaits. Elle fait la classe à ses poupées, à sa sœur.

Le choix de l'enseignement n'est pas anodin (d'ailleurs celui de religieuse le rejoint puisque la petite fille a été élevée dans un institut catholique : le cours Désir) : il lui permet de continuer à être l'enfant sage qu'elle a toujours été pour plaire à ses parents et de ne pas abdiquer sa liberté. Toutefois ce nouveau mandat est satisfaisant jusqu'à ce qu'elle rencontre Elizabeth Mabille. Sa rencontre avec cette dernière lui fait modifier brutalement son mandat. Elle n'est même plus sûre d'être parfaite, ni "d'être le centre du monde" et par là de pouvoir être une enseignante exemplaire ; en effet Zaza possède beaucoup de qualités qu'elle n'a pas. Cette dernière sait se servir de son corps, faire des pirouettes, grimper aux arbres alors que notre mémorialiste ne pratique aucune activité physique.

Elizabeth est doté d'un caractère original. Elle est ironique, capable de choix intellectuels et prend ses distances à l'égard de la morale enseignée au cours Désir. Simone de Beauvoir tombe alors de sa forteresse intérieure dans l'humilité. Elle est totalement "perdue" vis-à-vis de sa nouvelle amie qui lui révèle qu'elle n'est pas la représentation de l'absolu qu'elle croyait être : les mandats qu'elle s'était assignée jusqu'alors se révèlent insuffisants et la petite fille est désespérée : « C'était bien mon passé qui ressuscitait et pourtant je ne le reconnaissais pas : il avait perdu toutes ses couleurs ».[227]

Elle modifie son mandat : elle doit se perfectionner afin de rester la meilleure amie de Zaza et se montrer digne de la confiance de cette dernière. La première partie des Mémoires d'une jeune fille rangée se conclut sur la découverte d'un nouveau mandat. Cet élément joue un rôle essentiel dans l'organisation de ce premier volume des Mémoires. Il n'en va pas de même pour le second volume comme nous le verrons ultérieurement car le mandat n'a plus la même importance dans la vie de notre mémorialiste lorsqu'elle est adulte. Dans les Mémoires d'une jeune fille rangée la troisième partie se termine également sur la formulation d'un mandat : notre auteur, âgée de vingt et un ans doit réussir son agrégation et aider Zaza qui s'abîme dans le désespoir.

Le choix des différents mandats s'accélère à l'adolescence, la jeune fille renonce à devenir religieuse et à rester célibataire... Elle ne croit plus en Dieu mais lègue tout naturellement les pouvoirs de ce dernier à l'homme qu'elle aime : « chacun trouvait la définitive raison de son existence dans le besoin que l'autre avait de lui ». [228]

Mais les années passant, elle se trouve rejetée par son milieu et tente d'imaginer sa future vie. Elle suppose que celle-ci sera toujours solitaire et s'imagine "vieille fille", professeur sans attache et vivant dans un meublé en province (cf. Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 292 et 395). Elle modifie la formulation de son mandat et renonce à l'amour.

Elle décide de devenir une intellectuelle et de consacrer sa vie à ses travaux. Une fois de plus, Simone de Beauvoir semble avoir une vision bien étonnante du bonheur, celui-ci ne peut pas venir des livres, et la littérature est par définition une entreprise solitaire, elle caricature l'intellectuel qui devient une sorte d'ermite coupé de tout lien avec le monde extérieur :

« Ce changement m'amène à considérer l'avenir sous un jour nouveau : "j'aurais une vie heureuse, féconde, glorieuse" me disais-je à quinze ans. Je décidai : "Je me contenterai d'une vie féconde" ».[229]

Tout au long des mémoires, particulièrement des Mémoires d'une jeune fille rangée, le lecteur se trouve confronté aux doutes, aux oscillations, aux variations de notre mémorialiste. Parfois, il faut bien l'avouer, le lecteur est quelque peu désorienté face à cette incroyable succession de mandats que la jeune fille s'impose. De la même façon que notre auteur se présente dans la succession de ses "moi" et que ce dernier est, à chaque fois, le définitif, le dernier mandat est également présenté comme totalement satisfaisant. Chaque choix de la jeune fille ne vaut que pour un moment et peut être modifié l'instant d'après.

Il n'existe pas de norme ou d'autorité qui puisse dicter sa conduite à la jeune fille. C'est en réfléchissant, en se basant sur des données du réel, qu'elle arrive à trouver sa propre hiérarchie des valeurs. Elle défend bien évidemment la thèse de l'existentialisme sartrien. Chaque choix de l'homme ne vaut que pour l'instant présent et peut être modifié : « l'homme se trouve dans la nécessité de se choisir perpétuellement » affirme Sartre dans L'Etre et le Néant. La littérature regroupe les mandats successifs choisis depuis l'enfance.

Grâce à la littérature, Simone de Beauvoir peut enfin réaliser son vieux rêve d'absolu et avoir l'impression de toucher le ciel. Elle a cette "révélation" : la littérature est la consécration suprême de tous les mandats qu'elle s'est assignée, à la lecture du Moulin sur la Floss de George Eliot. En effet, l'héroïne du roman est une figure isolée de sa famille et de la société, et ressemble à Beauvoir adolescente. Les mots semblent être pour la jeune fille un moyen satisfaisant de trouver un sens à son existence. L'œuvre d'art serait un moyen de dépasser le non-sens de son existence car celle-ci se pose comme une réalité finie et suffisante d'elle-même. Le projet d'être lu par des dizaines de personnes remplace l'amour divin : « Elle m'assurerait une immortalité qui compenserait l'éternité perdue ; il n'y avait plus Dieu pour m'aimer mais je brûlerais dans des millions de cœurs... j'acceptais mon incarnation mais je ne voulais pas renoncer à l'universel ». [230]

Elle établit une corrélation étroite entre la lecture et la prière. En lisant, puis en devenant écrivain pour être lue à son tour, elle retrouve la communion des âmes de la prière et peut devenir de nouveau l'égale de Dieu.

Elle aurait découvert à dix-sept ans, que la lecture est un substitut de Dieu, nous citerons les propos de Barthes qui lui a théorisé ce lien qui existe entre la lecture et la prière :

« Ainsi la lecture désirante apparaît, marquée de deux traits fondateurs. En s'enfermant pour lire, en faisant de la lecture un état absolument séparé, clandestin, en quoi le monde s'abolit, le lecteur - le lisant - s'identifie à deux autres sujets humains - à vrai dire bien proches l'un de l'autre - dont l'état requiert également une séparation violente : le sujet amoureux et le sujet mystique. Thérèse d'Avila faisant nommément de la lecture le substitut de l'oraison mentale ; et le rêve amoureux nous le savons est marqué d'un retrait de la réalité ». [231]

Nous pouvons une fois de plus nous questionner au sujet de l'illusion rétrospective, n'est-ce pas le mémorialiste adulte qui trouve des liens entre sa vocation religieuse et sa vocation d'écrivain ?

La jeune fille, par la mise en place de ses mandats retracerait à elle seule les découvertes de plusieurs grands critiques littéraires : son cheminement intellectuel est trop exemplaire pour ne pas être, du moins en partie, artificiel. En décidant de devenir écrivain, la jeune fille se conforme au chemin indiqué par son père ; elle limite l'anxiété de se choisir une voie solitaire. La littérature est, de plus, une excellente façon de former les esprits. L'écrivain est considéré comme un professeur à un degré supérieur puisqu'il fait progresser l'esprit de son lecteur mais cette fois-ci il s'introduit dans l'espace intime de ce dernier. La littérature a une visée didactique pour Beauvoir, ce qui se ressent très nettement dans l'écriture des Mémoires d'une jeune fille rangée et de La force de l'âge. Nous retrouvons ce penchant que la petite fille manifestait à l'égard de ses poupées ou de sa petite sœur. Dans La force des choses, Simone de Beauvoir raconte la genèse du premier volume de son autobiographie. Elle sait déjà quel public va apprécier son œuvre :

« Hier après-midi, j'ai corrigé un énorme paquet d'épreuves envoyées par Festy : pour une fois, un livre que j'ai écrit me fait plaisir à relire. Si je ne me trompe, il devrait avoir du succès auprès des jeunes filles, en mal de famille et de religion et qui n'osent pas encore oser ». [232]

Simone de Beauvoir raconte comment, partant de sa liberté existentielle, elle a réussi à infléchir le sens de sa vie. Elle vit détachée de son milieu, de sa famille, de ses amis pour choisir sa propre voie. Etape par étape, la jeune fille puis la jeune femme fait de nouveaux choix, s'adapte au monde réel. La rencontre avec Sartre est le point d'aboutissement de ses mandats successifs. La jeune femme balaie alors ses doutes, ses soucis pour se donner toute entière à Sartre. Il aurait, semble-t-il, prononcé exactement les mots adéquats qui lui permettraient de conserver la recherche qu'elle accomplissait depuis son enfance : « En tout cas, je devais préserver en moi ce qu'il y avait de plus estimable : mon goût de la liberté, mon amour de la vie, ma curiosité, ma volonté d'écrire ». [233]

Sartre, alors âgé de vingt-trois ans, veut aussi donner un sens à sa vie grâce à la littérature car il ne conçoit pas de mission plus essentielle que celle d'écrire : « L'œuvre d'art, l'œuvre littéraire étaient à ses yeux une fin absolue... Certaines choses devaient être dites pour lui et alors il serait tout entier justifié ».[234] Jean-Paul Sartre est présenté comme l'homme parfait qui cristallise en sa personne tous les mandats dont la jeune fille rêvait. Il lui permet d'envisager une vie à la fois féconde et heureuse.

Notre auteur ne cherche pas un nouveau mandat dans La force de l'âge, car elle sait qu'elle veut être un écrivain : « Notre vérité était ailleurs. Elle s'inscrivait dans l'éternité et l'avenir la révélerait : nous étions des écrivains ».[235] Le problème qui se pose à elle est celui de la réalisation de son mandat. Une fois professeur et l'indépendance financière assurée, la jeune femme s'adonne toute entière au bonheur de vivre. Aussi est-elle submergée par le bonheur d'avoir enfin réalisé un de ses rêves. Le réel la comble. Elle découvre de nouveaux paysages et franchit pour la première fois la frontière française : elle se rend en Espagne, en Italie et visite presque toute la France. Elle nous raconte avec précision les lieux, les paysages, les monuments qui l'entourent... Le lecteur est lui aussi submergée par cette profusion du réel car la jeune femme ne laisse aucun détail lui échapper et donne à son lecteur le maximum de précision que possible. Nous apprenons les détails sur la vie madrilène du début des années trente : nous avons l'impression de fréquenter à ses côtés les petits restaurants, les cafés de la capitale espagnole. Elle nous donne des indications sur la vie culinaire en Espagne et sur les goûts alimentaires des Espagnols :

« Selon Duhamel, les mystères de Berlin se résumaient dans l'odeur qui flottait dans ses rues qui ne ressemblait à aucune autre ; boire un chocolat espagnol, c'est tenir dans sa bouche toute l'Espagne disait Gide dans Prétextes ; chaque jour je me contraignais à avaler des tasses d'une sauce noire, lourdement chargée de cannelle, je mangeais des pavés de torón et des pâtes de viny, et aussi des gâteaux qui s'effritaient entre mes dents avec un goût de vieille poussière ».[236]

Elle nous décrit aussi minutieusement qu'il est possible de le faire les paysages, les cités célèbres ou bien encore les mœurs de l'Italie et de la France. Elle rencontre également beaucoup de nouvelles personnes alors que durant toute son enfance et son adolescence, Beauvoir s'était sentie rejetée, isolée, une fois devenue professeur et surtout avec la rencontre de Sartre, elle est sollicitée de tous côtés. Elle est appréciée pour son extraordinaire indépendance et son intelligence :

« Quand je rencontrais des gens nouveaux et attrayants, je nouais avec eux d'agréables relations mais ils ne m'entamaient pas. Un phénix chargé de toutes les grâce n'eût pas réussi par sa seule séduction à troubler mon indifférence ».

Aussi croit-elle être capable de juger les gens avec le plus d'objectivité que possible, et s'amuse à nous dresser leurs portraits. Nous pouvons nous interroger sur sa conception des relations humaines car elle considère les hommes de la même façon qu'un observateur attentif décrit un paysage ou un lieu touristique. Elle décrit ses relations de façon "empirique" : elle nous donne des indications sur leur physique, puis leur comportement ou encore sur leurs goûts.

Elle dresse le portrait suivant de Marco, un ami de Sartre qui prépare l'agrégation de lettres :

« Il s'appelait Marco ; Sartre l'avait connu à la Cité universitaire où il préparait l'agrégation de lettres ; il était natif de Bône et d'une beauté assez extraordinaire : brun, le teint ambré, les yeux brûlants, son visage évoquait à la fois les statues grecques et les tableaux du Gréco. Ce qu'il y avait en lui de plus exceptionnel c'était sa voix qu'il cultivait avec une assiduité fanatique ». [237]

Cette multitude de détails donne le vertige au lecteur qui perd souvent ses repères au long de sa lecture de La force de l'âge. Simone de Beauvoir fait se refléter dans l'écriture le sentiment d'envahissement qu'elle a connu : submergée par le bonheur de vivre, elle ne parvient pas à réaliser son mandat d'écrivain lors de ses premières années de liberté. Elle ne parvient pas à se détacher du monde et à prendre le recul nécessaire à l'écriture : « Faire une œuvre c’est en tout cas donner à voir le monde : moi, sa présente brute m'écrasait et je n'en voyait rien : je n'avais rien à montrer ».[238]

Notre auteur fait tant de découvertes lors de ses premières années d'indépendance qu'elle ne se reconnaît plus. Il lui semble ne plus avoir de volonté, elle qui en avait tant lorsqu'elle était étudiante à la Sorbonne : « J'appris pendant ces dix-huit mois qu'on peut ne pas vouloir ce qu'on veut et quel malaise engendre cette irrésolution ».[239]

Elle devient inquiète et doute d'elle-même. Elle connaît une période de dépression, ce type d'épisode se reproduira à de multiples reprises tout au long de sa vie, à chaque fois qu'elle se reproche la trop grande facilité de celle-ci.

Elle prend garde, du moins, d'occuper frénétiquement chaque moment de sa vie au moyen d'emplois du temps qu'elle a minutieusement élaborés. Elle sauve alors de l'ennui son année de professorat à Marseille. En fait, la jeune femme ne perd jamais conscience de sa volonté de donner un sens à sa vie. Dans ses moments de doute ou de tristesse, elle "conserve" chaque instant de la réalité et veut l'examiner dans toute sa splendeur, en se souvenant de sa grave maladie du poumon. Son optimisme allié à sa volonté de "récupérer" chaque moment de sa vie donne à cette femme une force incroyable.

Les livres qu'elle aime par dessus tout et qu'elle cite dans ce second volume de ses mémoires sont précisément ceux qui décrivent la douceur de vivre, privilégiant le détail jusque dans le quotidien. Simone de Beauvoir refuse de ne pas vivre avec ardeur. La petite fille était devenue à l'adolescence une travailleuse acharnée, par décret, elle devient une amoureuse du réel et une observatrice forcenée également par volonté. Elle s'impose d'observer le monde qui l'entoure et de l'apprécier même lorsque l'envie pourrait lui en manquer. Elle ressemble alors à la fillette qui, passant ses vacances à Meyrignac, avait décidé d'explorer le monde. Elle met l'observation du monde sur le plan de la nécessité. Aussi se laisse-t-elle envahir par le monde quotidien sans pouvoir tirer de lui un enseignement. Sa quête pendant ses premières années d'indépendance est désordonnée, elle profite de la vie et du bonheur qu'elle en tire au jour le jour. Cette ardeur de vivre se reflète dans l'écriture puisque le texte de La force de l'âge n'est pas structuré. Les phrases sont construites en asyndète et aucune structure ne semble avoir été choisie pour l'ouvrage. Notre auteur mêle tout au long des chapitres les événements politiques, les portraits de personnes qu'elle rencontre et les relations qu'elle entretient avec ces dernières. Elle écrit La force de l'âge pour donner un ordre à son récit mais elle ne semble pas capable de mener son entreprise jusqu'au bout puisque le désordre de sa vie se reflète encore dans l'écriture. Elle est éblouie et submergée par la multitude des découvertes qu'elle fait. En fait, elle remarque qu'elle n'a pu écrire son premier roman L'Invitée qu'après l'expérience désarmante du trio. Sa vie commune avec Olga et Sartre l'a arrachée au bonheur et lui a fait prendre conscience que son union avec Sartre n'était pas aussi parfaite qu'elle le croyait. De plus, Olga relativise sa position de "centre" de l'univers. Simone de Beauvoir croyait posséder la vérité dans tous les domaines mais la jeune Olga l'éblouit par son dynamisme et son ardeur à vivre. Notre auteur fut alors contrainte de relativiser sa position et d'être plus modestes.

C'est lorsque la vie devient moins heureuse qu'elle retrouve la tristesse qu'elle avait connu lors de son adolescence c'est-à-dire comme le remarque Toil Moil dans son ouvrage Simone de Beauvoir, une « détresse affective profonde » liée à la peur de la solitude que notre auteur se sentit capable de réaliser sa vocation d'écrivain : « la littérature apparaît lorsque quelque chose dans la vie se dérègle pour écrire - Blanchot l'a bien montré dans le paradoxe d'Aytré - la première condition c'est que la réalité cesse d'aller de soi ; alors seulement on est capable de la voir et de la donner à voir. ». [240] Le monde réel, sans que la jeune femme ne s'en doute l'a enrichie, a multiplié ses expériences. Elle peut devenir écrivain et concrétiser cette vocation qui n'avait été qu'un vain rêve lorsqu'elle était enfant. Avec l'illusion rétrospective notre auteur constate : « Tirer du néant et de soi-même un premier livre qui, vaille que vaille, tienne debout je savais que cette entreprise, à moins de chances exceptionnelles, exige énormément d'essais et de temps ».

Les voyages, les rencontres qui lui ont apporté tant de joie n'ont pas été inutiles.

La jeune femme se sert de toutes ses expériences lorsqu'elle écrit son premier roman L'Invitée en 1941. La jeune femme considérait sa vie comme bien plus essentielle que la littérature et elle désirait surtout s'épanouir et s'amuser : « faire de ma vie une expérience exemplaire où se refléterait le monde tout entier ». [241]

Elle débute l'ouvrage par sa volonté d'écrire et son bonheur de vivre puis nous raconte en les juxtaposant de longues périodes de sa vie. Elle multiplie entre 1929 (l'année de sa réussite à l'agrégation) et 1941 (l'année de publication de L'Invitée), les tentatives ratées d'écriture et sa longue narration est interrompue par les efforts désespérés qu'elle accomplit pour concrétiser sa vocation. Notre mémorialiste "tâtonne" dans son existence et le sens lui en échappe. En fait, celui-ci ressurgit lorsqu'elle commence à écrire. Simone de Beauvoir ne synthétise pas dans ce second volume des mémoires, l'orientation que prendront ces découvertes et le lecteur cherche en même temps qu'elles le sens de son existence et la façon dont sa vocation va bien pouvoir s'incarner.

Le lecteur parcourt sa vie avec elle, assiste à ses moments de peine ou d'exaltation puis il est le témoin de la naissance de l'écrivain. La quête du sens se reflète dans l'écriture qui est, elle aussi, en perpétuel devenir. Les deux premiers volumes de ses mémoires sont effectivement bien construits sur le modèle du Bildungsroman puisque le lecteur après avoir assisté dans les Mémoires d'une jeune fille rangée à la naissance d'une vocation est le témoin dans La force de l'âge de l'incarnation de cette vocation. Les mémoires ne trouvent leur signification qu'à partir du dernier volume car si Simone de Beauvoir se penche sur son passé, elle reste fidèle aux théories existentialistes ; un être libre ne peut pas se rattacher à son passé et à un sens déjà préétabli mais doit sans cesse chercher le sens qu'il veut donner à son existence. Dans Tout compte fait, dernier volume de son entreprise autobiographique publiée en 1972, notre auteur réalise que le sens de sa vie ne peut plus se modifier car elle est à présent trop âgée pour changer la tournure de son existence. Elle sait que sa vie même au cours des périodes d'oisiveté avait un sens. Elle rattache celui-ci non pas à une vocation bien précise, comme elle l'avait cru jusqu'à présent mais à un mandat beaucoup plus vaste qui n'est après tout que celui de tout intellectuel : « Savoir et exprimer, il s'est ramifié en des projets secondaires, en de multiples attitudes, à l'égard du monde et des gens ».[242]

Elle élargit un projet original non plus à un mandat précis mais à un mandat plus modeste pourrait-on dire. Son projet, exprimé dans Tout compte fait ne porte plus la marque de cet égocentrisme qui semblait sans limite. Simone de Beauvoir s'inspire une fois de plus du Bildungsroman qui montre la formation du héros et le lecteur assiste à l'incarnation de sa vocation. L'utilisation du réel se concrétise non pas tant dans ses romans que dans ses mémoires. Nous nous situons dans un procédé de mise en abîme puisque notre auteur explique comment après avoir vécu avec le plus d'ardeur possible, elle a réussi à écrire ses romans.

Mais cette transposition du réel, est bien sûr, beaucoup plus frappante dans ses mémoires puisque tel est leur but avoué. Simone de Beauvoir explique la concrétisation de sa vocation d'écrivain et ce, dans un des ouvrages marquant de sa carrière. Le sens de sa vie n'est jamais donné d'avance mais doit sans cesse se reconquérir, c'est ce qu'affirme Beauvoir dans Pour une morale de l'ambiguïté :

« Déclarer l'existence absurde c'est nier qu'elle puisse se donner un sens, dire qu'elle est ambiguë c'est poser que le sens n'en est jamais fixé, qu'il doit sans cesse se reconquérir ».

L'homme est libre et sa vie est une aventure. Mais si notre auteur a mis tellement de temps avant de réaliser sa vocation, sans doute est-ce à cause de ses difficiles relation avec autrui. Pour écrire, il lui a fallu trouver la place qu'elle devait occuper face à "l'autre". Or, Simone de Beauvoir a toujours eu de graves difficultés pour établir des liens avec autrui, sans sombrer dans l'orgueil ou l'humilité. L'écriture des mémoires reflète sa quête pour tenter de comprendre et d'accepter autrui.


6.    L'acceptation d'autrui

Simone de Beauvoir a connu une enfance solitaire. Nous étudierons les scènes d'enfance racontées dans les Mémoires d'une jeune fille rangée, et nous pourrons constater que celles-ci nous présentent toujours une petite fille solitaire qui ne s'adonne jamais à des jeux de groupe. Mais avant de nous tourner vers sa difficile relation à autrui, peut-être nous faut-il chercher les causes de sa solitude qui se prolongea jusqu'à l'âge adulte. Les Beauvoir ont élevé leur petite fille dans l'idée qu'elle était exceptionnelle. Elle doit ce suprême privilège à ses parents qui sont, eux aussi, des êtres d'exception. Le mérite des Beauvoir rejaillit sur leur fille. Ils sont cultivés, font du théâtre amateur mais leur situation financière n'est pas proportionnelle à leur éducation. Celle-ci se dégrade au fur et à mesure que la petite fille grandit et les Beauvoir changent d'appartement, et passent du bel appartement boulevard de la Rotonde à un appartement beaucoup plus étroit rue de Rennes. Son père pour pallier la pauvreté de sa situation financière s'empressait de récupérer celle-ci par ses qualités intellectuelles et morales. Il a beaucoup lu, et possède une licence de droit. Toutefois, les portes de la bonne société française lui furent toujours fermées et il eut le sentiment d'être toujours en "porte-à-faux" dans la société. Aussi tenta-t-il de pallier sa situation en étant admiré et reconnu au sein de sa famille. Dès que Simone entre au Cours Désir, au mois d'octobre 1913, (elle est âgée de cinq et demi), son père s'intéresse à ses progrès : « Personne dans mon entourage n'était aussi drôle, aussi intéressant, aussi brillant que lui ; personne n'avait lu autant de livres, ne savait par cœur autant de vers, ne discutait avec autant de feu ». [243]

La petite fille s'empresse de reconnaître les qualités de son père. Elle continue à le croire supérieur aux autres hommes qu'elle connaît jusqu'à la pré-adolescence : « Toute petite, il m'avait subjuguée par sa gaîté et son bagou ; en grandissant, j'appris à l'admirer plus sérieusement ; je m'émerveillai de sa culture, de son intelligence, de son infaillible bon sens ».[244] Elle admire également profondément sa mère et le jugement de celle-ci est équivalent pour elle à celui de Dieu :

« A tout instant jusque dans le secret de mon cœur, elle était mon témoin et je ne faisais guère de différence entre son regard et celui de Dieu ».[245]

Ses deux parents lui apparaissent comme des modèles absolus. Le monde familial est un microcosme du monde. Ses parents, puisqu'ils détiennent toutes les qualités, connaissent le bien et le mal, représentent ce que la société possède de meilleur. L'appartement où ils vivent, du moins le premier appartement, celui de la rue Vavin, est un monde à lui tout seul. Notre auteur affirme avoir exploré le monde en se blottissant sous le bureau de son père. Ce microcosme la rassure et lui apprend à envisager le monde de façon heureuse. L'appartement de la petite enfance est adoré car il reflète l'amour que la fillette portait à ses parents. Ces derniers lui apprennent à se considérer comme supérieure aux autres enfants :

« Au Luxembourg, on nous interdisait (Simone et sa sœur Hélène dite Poupette) de jouer avec les autres petites filles inconnues ; c'était évidemment parce que nous étions faites d'une étoffe plus raffinée ». [246]

Sans nul doute, les Beauvoir désirent-ils prendre une revanche sur leur situation financière en élevant leurs filles comme des aristocrates. Il en résulte que la petite fille a dès ses six ans une conscience aiguë de son moi : « Je suivais le catéchisme dans la chapelle du cours, sans me mélanger au troupeau des enfants de la paroisse. J'appartenais à une élite ».[247] La petite fille est persuadée d'être différente des autres enfants, et même n'est pas tout à fait sûre d'être une enfant. Elle est une adulte en miniature : « Je me promis lorsque je serais grande de ne pas oublier qu'on est à cinq ans, un individu complet ». [248] De ce statut de petite femme, elle tire le privilège de pouvoir se comparer aux adultes : « A la Grillère, lorsque je mangeais des noisettes, la vieille fille qui servait d'institutrice à Madeleine déclara doctement : "les enfants adorent les noisettes" ».[249] Simone de Beauvoir explique sa prise de conscience de son moi par le comportement de sa famille. Elle a réagi de la sorte parce que ses parents lui ont affirmé sa supériorité.

La petite fille nous est présentée comme une dame bourgeoise en miniature : « L'image que je retrouve de moi aux environs de l'âge de raison est celle d'une petite fille rangée, heureuse et passablement arrogante ».[250] Simone de Beauvoir décrit le développement psychologique normal d'un enfant.

Les psychologues de l'enfance dont Henri Wallon dans son ouvrage L'évolution psychologique de l'enfant inspiré des travaux de Jean Piaget explique que tous les enfants jusqu'à l'âge de trois ans n'ont pas conscience de leur moi et se confondent avec leurs parents. Puis de trois à sept ans ils considèrent leur famille comme le centre du monde tout en prenant conscience de leur moi, c'est le stade dit de l'égocentrisme, enfin à l'âge de raison, ils s'ouvrent au monde extérieur et relativisent la position occupée par leur famille et eux-mêmes. Notre auteur détourne ce processus tout à fait dans la norme pour critiquer l'éducation donnée aux enfants dans la bonne bourgeoisie française du début du siècle. Quoi qu'il en soit, la prise de conscience de son moi et le sentiment de sa supériorité la poussent à rejeter ses petits camarades. Les scènes de jeu décrites sont toutes des scènes d'intérieur. La petite Simone lit des livres pour enfant ou joue à des jeux "d'imagination" qu'elle a inventé avec sa sœur. Elle ne profite de la nature que pendant les grandes vacances à Meyrignac.

A Paris, elle reste "enfermée" dans l'appartement familial. Si bien que, à cinq ans, alors qu'elle ne sait pas encore lire, elle rêve, nous dit-elle, de s'enfermer dans les allées du cabinet de lecture de sa mère, situé rue Saint-Placide qui la fascine. Par manque d'initiative et surtout par manque d'argent, ses parents lui ont offerts comme seul loisir la lecture : ils ont fait d'elle une philosophe en miniature et ne lui ont donné qu'une seule possibilité d'avenir : celle de devenir une intellectuelle.

Notre auteur ne veut pas se laisser envahir par la tristesse ou le ressentiment que pourtant, nous sentons bien naître à travers ses souvenirs. Fidèle à son parti pris d'optimisme, elle montre que la petite fille savait déjà profiter des éléments qui pouvaient la rendre heureuse. La pauvreté de ses distractions s'accentue à Paris. Les liens qu'elle établit avec le monde extérieur sont rares. Sa seule distraction consiste à regarder les passants de son balcon de la rue Vavin. La fillette entretient d'étranges rapports avec autrui : elle gardera cette habitude du voyeurisme toute sa vie. Goût qui lui permet d'éviter les risques d'une confrontation.

La petite fille ne se mêle pas aux autres enfants, et les méprise à cause de leur manque de sérieux et de leur laideur. Elle est persuadée d'être d'une grande beauté. Sa beauté vient surtout de sa singularité puisqu'elle appartient à une "espèce rare" : celles des brunes aux yeux bleus (cf. Mémoire d'une jeune fille rangée, p. 13). A sa beauté s'ajoute ultérieurement le sentiment de son intelligence et de son prodigieux sérieux.

Simone de Beauvoir ne dresse le portrait d'aucun de ses partenaires de jeux, elle n'a pas de petits camarades et n'appartient, bien sûr, à aucun groupe. Les seules remarques à l'égard d'éventuels compagnons de jeux sont négatives et servent à déprécier les autres enfants : « La petite fille était laide, sotte et portait des lunettes : je m'étonnai un peu mais je ne me vexai pas ».[251] Se souvenant des enfants des amis de ses parents qui la trouvaient insupportable, elle écrit : « Je ne pouvais être blessée par des enfants qui manifestaient leur infériorité en n'aimant pas le croquet aussi ardemment que je l'aimais ». [252]

La petite fille dénigre beaucoup d'enfants, mais elle semble surtout éviter les enfants qui pourraient la faire descendre de son piédestal et limiter sa toute-puissance. Ainsi nous dresse-t-elle le portrait de certaines petites filles qui la fascinaient durant son enfance et son adolescence. A chaque fois, elle met au point une stratégie de défense pour que ces petites filles ne relativisent pas l'importance qu'elle s'accorde : « Elle s'appelait Marguerite de Thericourt et son père possédait une des plus grosses fortunes de France. » La petite Simone, âgée de neuf ans, veut se protéger de cette enfant trop parfaite qui l'amènerait à une douloureuse confrontation en l'éloignant. Quelques années plus tard, alors que notre mémorialiste est âgée de quinze ans, elle retrouve cette admiration vis-à-vis d'une jeune fille nommée Clotilde :

« Je fus sensible aux charmes du paysage mais plus encore à la grâce de Clotilde ; elle m'invita le soir à venir dans sa chambre et nous causâmes. Elle avait passé ses bachots, lisait très peu, étudiait assidûment le piano... Je m'engouai d'elle ». [253]

Elle retrouve son attitude de défense face à l'autre, et se refuse à être confrontée avec Clotilde. Simone rejette tous les enfants de son entourage. Durant son enfance, elle ne joue qu'avec sa sœur Hélène dite Poupette. Ce personnage ne peut pourtant pas être considéré comme une véritable rencontre avec l'altérité puisqu'elle considère sa sœur comme un reflet d'elle-même. D'ailleurs toute la famille semble avoir poussé Simone à considérer sa sœur de cette façon. Hélène n'existe que comme une copie de Simone.

Non seulement dans la sphère privée, mais également dans la sphère publique, à l'école, les adultes ne distinguent pas la cadette de l'aînée. La cadette est inférieure à son aînée : « Au cours Désir, ces demoiselles avaient coutume de donner les aînées en exemple aux cadettes ».[254] Simone exerce sur Hélène sa toute puissance et sa volonté de démiurge. Simone joue également au professeur avec Hélène qui devient son élève soucieuse. Hélène n'est pas considérée par Simone comme "l'autre" par excellence mais comme un être qu'elle doit former :

« Grâce à ma sœur, ma complice, ma sujette, ma créature, j'affirmais mon autonomie. Il est clair que je ne lui reconnaissais que l'égalité dans la différence ce qui est une façon de prétendre à la prééminence ».[255]

L'autre enfant avec lequel elle établit des relations privilégiées appartient également à la sphère familiale : c'est son cousin Jacques. Le cousin Jacques est un adulte aux yeux de la fillette : « Il parlait aux ouvriers d'un ton protecteur ».[256] A l'adolescence, il tient à l'égard de Simone le rôle que cette dernière avait tenu pour sa sœur. Il lui conseille des lectures, lui apprend à observer un tableau, il la forme et la modèle.

Simone de Beauvoir semble incapable de pouvoir entretenir une véritable relation avec autrui. Elle analyse ce trait de son caractère de la façon suivante : « Peut-être n'est-il commode pour personne d'apprendre à coexister avec autrui, je n'en avais jamais été capable. Je régnais ou je m'abîmais ».[257] Les seuls liens que la petite fille, puis la femme est capable d'entretenir avec autrui sont ceux de l'admiration ou ceux du rejet. D'ailleurs, ces deux sentiments peuvent être ressenti successivement à l'égard d'une même personne. Ainsi Simone de Beauvoir change-t-elle d'attitude à l'égard de ses parents. Elle considère lorsqu'elle est petite fille que ses parents possèdent la vérité. Mais dès l'âge pré-scolaire, l'univers des adultes lui montre ses failles, ses parents et Louise (la bonne) gardent leur statut de dieux, la petite fille ne critique que les adultes dénigrés par ses parents : « Parmi les gens que je devais aimer et respecter, il y en avaient que, sur certains points, mes parents blâmaient. [...] J'approuvais hautement la cause de maman "chez qui avez-vous été hier ?" demandait tante Lili. "Je ne vous le dirai pas maman me l'a défendu". Elle échangeait avec ma mère un long regard. Il leur arrivait de faire des réflexions désobligeantes : "Alors ? ta maman trotte toujours ?" ». [258]

Pourtant, la petite Simone surprend un jour une dispute entre ses parents et ces derniers en sont gravement déconsidérés : « Je me trouvais dans le jardin avec Louise et une autre personne que je n'identifie pas ; il faisait nuit ». [259]

Sa mère est la première à être jugée par la petite fille. Dorénavant, Simone ne voit plus que les failles de sa mère : « La sollicitude de ma mère me pesait. Elle avait ses idées qu'elle ne se souciait pas de justifier, aussi ses décisions me paraissaient-elles souvent arbitraires ».[260]

Peu de temps après, Simone perd l'estime qu'elle vouait à son père : elle réalise qu'il existe une forte solidarité entre ses parents. Le père cesse d'être une divinité : « Je me persuadai qu'une silencieuse alliance existait entre lui et moi. Je perdis cette illusion. Pendant un déjeuner, on parla d'un grand cousin dissipé qui considérait sa mère comme une idiote : de l'aveu de mon père elle l'était en effet. Il déclara cependant avec véhémence "un enfant qui juge sa mère est un imbécile". Je devins écarlate et je quittai la table en prétextant un malaise : je jugeais ma mère ».[261]

Cet amour suivi d'un rejet à l'égard de ses parents désigne un mécanisme que notre auteur reproduit à plusieurs reprises dans sa vie. Lorsque la haine succède à l'amour, Simone de Beauvoir doit se protéger de cet autrui devenu gênant. Autrui devient une menace. Dès la petite enfance, elle apprend à se protéger des adultes. Elle refuse de céder aux ordres des grandes personnes, d'ailleurs, son refus n'est pas en rapport avec les ordres qui lui sont donnés mais semble être un principe de base.

La petite fille veut, déjà, être libre d'agir à sa guise et refuse que ses joies puissent être anéanties à cause de la fantaisie d'une autre conscience. Surtout si ses consciences refusent l'examen critique et se basent sur des principes essentialistes : « Je refusais de céder à cette force impalpable : les mots ; ce qui me révoltait c'est qu'une phrase négligemment lancée : "Il faut ; il ne faut pas" ruinât en un instant mes plaisirs et mes joies... ».[262] Une fois adolescente, elle cesse de considérer ses parents comme des divinités. Ils deviennent des consciences contre lesquelles elle doit lutter. Toute conversation avec eux se révèle être semée d'embûches car ils parlent avec un langage essentialiste : « Les conversations les plus innocentes recelaient des pièges ».[263]

La conscience de ses parents, la menace, l'enferme. Le champ lexical de l'enfermement est employé tout au long du premier volume des mémoires. : « Les conversations les plus innocentes recelaient des pièges » ; « On m'enfermait dans ce monde » ; « J'essayais de me blinder » ; « Je rentrais dans ma coquille ».

Cette prise de conscience que l'autre la menace, notre auteur la connaît notamment avec une camarade de Sorbonne qu'elle nomme Blanchette Weiss. Elle sympathise avec elle parce qu'elle est fascinée par ses dons philosophiques et sa capacité d'analyse mais elle rompt tout lien avec elle dès qu'elle réalise que cette jeune sorbonnarde serait prête à épouser un homme riche pour assurer sa subsistance : Blanchette Weiss risque d'introduire une faille dans le monde parfait que s'est organisée notre étudiante en philosophie.

A vingt ans, la jeune fille peut s'introduire dans les milieux étudiants. Mais d'un côté, les étudiants aux mœurs libérales l'effrayent, tandis que de l'autre les "talas", car tel est le surnom donné aux jeunes étudiants encore imprégnés de morale chrétienne et qui pratiquent la religion de leurs parents l'ennuient. Simone de Beauvoir ne peut donc que s'entendre avec des étudiants "solitaires'' comme elle : Blanchette Weiss ou Pradelle (en réalité Merleau-Ponty). Blanchette Weiss, comme nous l'avons déjà dit précédemment la choque, car elle est prête à faire un mariage d'argent (cf. Mémoire d'une jeune fille rangée, p. 331) et elle ne trouve pas non plus d'accord parfait avec Pradelle car ils ont une vision de la réalité sociale totalement différente. Ce dernier ne distingue pas les gens en deux catégories comme le fait notre auteur.

En effet, la jeune fille intransigeante qu'elle était différenciait les élites d'un côté, de l'autre les barbares. Elle porte à l'égard de nombreuses personnes un jugement très dur : « Mon manichéisme opposait à une minuscule élite, une immense masse indigne d'exister ».[264] Plutôt que de modifier sa façon de voir la société, elle préfère relativiser l'importance de ce dernier au sein de ses amitiés et elle se détache peu à peu de lui :

« Je m'aperçus vite que malgré nos affinités il y avait entre Pradelle et moi bien de la distance. Dans son inquiétude purement cérébrale, je ne reconnaissais pas mes déchirements. Je le jugeais "sans complications, sans mystère, un écolier sage" ».[265]

Le jeune homme est comme elle un intellectuel et ils ont les mêmes goûts littéraires. Toutefois, elle ne se reconnaît pas en lui, précisément à cause de ce problème de sa relation à autrui qui tient tellement au cœur de la jeune fille, alors qu'elle est d'une intransigeance absolue dans sa relation à l'autre, Pradelle est beaucoup plus conciliant. Nous avons parfois l'impression d'assister à la lutte d'un Philinte et d'un Alceste : Simone de Beauvoir tiendrait, bien sûr, le rôle d'Alceste : « Ce qui me séparait de tous les autres, c'était une certaine violence que je ne rencontrais qu'en moi. Cette confrontation avec Pradelle me renforça dans l'idée que j'étais vouée à la solitude ».[266] Dès qu'elle pressent que l'autre est différent d'elle, Simone de Beauvoir le rejette. Ainsi, à vingt ans, s'éloigne-t-elle progressivement, et si elle ne le fait pas en acte elle le fait au moins en pensée, des amis de son adolescence : « Je n'aimerais personne, personne n'était assez grand pour qu'on l'aime... Je n'espérais même plus connaître avec aucun être humain une véritable entente ».[267]

Plutôt que de tenter une éventuelle conciliation avec autrui, la jeune fille intransigeante conclut : « Je ne suis pas comme les autres, je m'y résigne... mais je ne me résignais pas ».[268]

Autrui doit lui être aussi transparent et compréhensible qu'elle-même, car le présupposé des Mémoires de Simone de Beauvoir est bien la possibilité d'être transparent à soi-même et de pouvoir parfaitement se connaître. Elle ne tente pas de comprendre l'autre et le prend tel qu'il lui apparaît. Elle comprend seulement, nous affirme-t-elle aux alentours de ses vingt ans, qu'il existe souvent un fossé entre les apparences des gens et ce qu'ils sont réellement. Cette grande "révélation" se produit alors qu'elle passe des vacances, à Laubardon, chez les Mabille. Stépha, la gouvernante des enfants Mabille lui révèle que les aînés de la famille, qui ont l'air si sages, fréquentent les bars de Montparnasse. Notre mémorialiste conclut : « Je me rendis compte que je prenais les gens tels qu'ils se donnaient ; je ne les soupçonnais pas d'avoir une autre vérité que leur vérité officielle ; Stépha m'avisait que ce monde policé avait des coulisses. Cette conversation m'inquiéta... ».[269]

Notre auteur affirme qu'elle a toujours été peu douée pour la psychologie : elle se trompe souvent sur l'apparence des gens, et ne soupçonne jamais leur face cachée. Aussi lorsque la psychologie se développe et que les premiers grands textes sur la psychanalyse de Freud sont publiés en France au début des années trente, Simone de Beauvoir qui est professeur et compagne de Sartre n'en comprend pas l'intérêt et la prodigieuse nouveauté qu'ils constituent pour mieux comprendre l'homme :

« Nous n'avions guère lu de Freud que ses livres sur L'interprétation des rêves et la Psychopathologie de la vie quotidienne : ils nous avaient rebutés par leur symbolisme dogmatique et par l'associationnisme dont ils étaient entachés ».[270]

La jeune femme est si hermétiquement fermée à l'existence d'autrui qu'elle se désintéresse de l'éclosion des nouvelles sciences comme la psychanalyse, et la psychologie qui donnent à autrui une importance fondamentale. Elle se considère pendant longtemps comme une pure conscience repliée sur elle-même. Elle entre en littérature et se décide à tenir un journal :

« Autrefois, je me convenais, mais je me souciais peu de me connaître, désormais je prétendis me dédoubler, je me regardai, je m'épiai ; dans mon journal je dialoguai avec moi-même. J'entrai dans un monde dont la nouveauté m'étourdit ».[271]

Se parler à elle-même lui évite toute confrontation douloureuse avec autrui. Elle se méfie, en effet, de l'oralité et lui préfère la sécurité de l'écrit. Ainsi refuse-t-elle de parler : « Je me taisais énormément, même avec mon père, je n'avais pas la moindre chance d'influencer ses opinions ; mes arguments s'écrasaient contre un mur : une fois pour toutes et aussi radicalement que ma mère, il m'avait donné tort... » [272]. La jeune fille ne parvient pas à parler sincèrement avec ses parents et plutôt que de porter des masques et de dissimuler les apparences elle préfère se taire. Nous retrouvons l'exigence de sincérité qui l'a occupée toute sa vie, elle ne peut se résoudre à dissimuler les apparences et doit se blinder pour ne pas affronter la conscience des autres.

Lorsqu'elle ne croit plus en Dieu, elle dissimule soudainement les apparences et ne peut alors s'ouvrir à personne au sujet de son incroyance. Elle cache alors à toute sa famille, à Zaza, mais également à ses professeurs du cours Désir son incroyance : « Je n'envisageai pas de m'ouvrir à mon père : je l'aurais jeté dans un terrible embarras ».[273] Pendant toute son adolescence et sa jeunesse, notre mémorialiste n'aspire qu'à une seule chose : pouvoir se taire.

Dans le milieu essentialiste où elle a été élevée, les adultes apprennent aux enfants que les mots recouvrent exactement la réalité mais la jeune fille apprend très vite à se méfier du langage, lorsqu'elle réalise qu'elle est souvent en désaccord avec les opinions des adultes. C'est ainsi que lorsque Louise, sa bonne qu'elle adore, traite sa mère d'excentrique, la petite fille réalise que ce mot n'a rien à voir avec la réalité. De la même façon, elle réalise que dans son milieu la façon dont on traite les choses ne recouvre pas exactement la réalité. Les mots peuvent être trompeurs.

La jeune femme, décide pendant sa jeunesse et son adolescence, de se taire plutôt que d'avoir à utiliser un langage "trompeur" ce qui d'avance lui répugne « Je m'étais toujours débattue contre l'oppression du langage à présent je me répétais la phrase de Barrès : "Pourquoi les mots, cette précision brutale qui maltraite nos complications ?" ».[274]

Elle se ferme aux autres, se veut tout à fait opaque : « Dans la famille et parmi mes intimes on s'étonnait de mon débraillé, de mon mutisme, de mon impolitesse ; je passai bientôt pour une espèce de monstre ».[275] Elle découvre le thème de l'ineffable, selon elle, de nombreux éléments du réel sont intraduisibles en mots : la jeune fille apprend à se méfier du langage.

Elle garde cette méfiance envers les mots pendant de nombreuses années puisque une fois compagne de Sartre et philosophe célèbre, elle redoute le moment de se mettre à écrire. Les mots peuvent la trahir, elle le sait, et par conséquent redoute de ne pas pouvoir faire passer toutes ses émotions à travers le papier : « Je me disais que les mots ne retiennent la réalité qu'après l'avoir assassinée ils laissent échapper ce qu'il y a en elle de plus important sa présence ».[276]

La jeune fille choisit surtout de se taire face à ceux qui pourraient l'empêcher de parvenir à ses buts. Autrui devient une menace lorsqu'il n'a pas les mêmes buts qu'elle. Ainsi méprise-t-elle ses camarades du cours Désir qui ont cessé d'étudier et se préparent à se marier ; puis elle abandonne Lisa, une camarade de la Sorbonne, qui n'envisage pas de préparer l'agrégation et dont la tristesse, le scepticisme découragent la jeune fille. Elle favorise les amitiés qui la rendent heureuse comme celle d'Herbaud, de Pradelle qui sont des intellectuels qui se destinent à une carrière de professeur, et qui lui donnent des conseils de lecture et de travail.

Notre auteur nous raconte longuement les conversations qu'elle a avec eux, les livres qu'ils s'échangent pour justifier l'amitié qu'elle leur porte. Elle utilise pendant toute la première partie de La force de l'âge le champ lexical de la joie et du bonheur : « Je m'émerveillai de ma légèreté » ; « Quelle joie de pouvoir fermer ma porte » ; « avec quelle gaieté ». Cette joie de vivre est surtout due, apparemment à sa possibilité de s'isoler et de vivre sa vie sans le recours d'autrui si ce n'est celui de Sartre.

La jeune femme acquiert une grande autonomie intérieure grâce a son salaire, elle affirme d'ailleurs dans La force de l'âge : « travailler en soi n'est pas un but mais par là seulement on atteint une solide autonomie intérieure ».[277]

Pourtant, elle va connaître, de nouveau, cette traumatisante expérience de l'autre en rencontrant Camille, jeune femme avec laquelle Sartre a eu une liaison pendant plusieurs années. Celle-ci l'oblige aussitôt à relativiser son importance au sein du monde et la jeune femme est alors forcée de reconnaître l'existence d'autrui. En fait, si Simone de Beauvoir accepte l'existence de Camille c'est parce qu'elle n'a plus aucune confiance en elle. Après avoir rencontré Sartre, la jeune femme ne mène plus à bien le grand rêve d'écriture de son enfance, et elle s'adonne à ce qui est, selon elle, un dangereux parasitisme moral. Le bonheur de vivre la comble, et la travailleuse forcenée qu'elle a été a, à présent, de nombreux loisirs. Camille, elle, répète des rôles de théâtre, étudie et ne laisse pas comme Simone de Beauvoir la vie couler au fil des jours. Elle ne peut rejeter Camille à une place infime ne serait-ce parce que Sartre la tient dans une grande estime : « Sartre me parlait d'elle avec une chaleur qui ressemblait à de l'admiration ».[278]

Simone de Beauvoir est alors obsédée par Camille. Elle emploie des termes au sujet de la possession des consciences qui sont extrêmement forts. Elle n'admire pas suffisamment la jeune femme pour accepter l'idée qu'elle puisse lui être supérieure et elle ne peut pas conclure non plus qu'elle lui soit complètement inférieure car l'estime dans laquelle Sartre tient cette dernière l'oblige à accepter son importance. Le principal problème semble résider dans le fait que Camille ne correspond pas au modèle que la jeune femme a forgé pour juger les gens. Camille n'est pas une intellectuelle c'est une actrice, une artiste qui aime vivre et se regarder vivre : ainsi se pare-t-elle et s'habille-t-elle avec grâce, mode de vie que notre auteur réprouve.

De plus, Simone de Beauvoir (ces mémoires n'en sont-ils pas la preuve ?) a un certain idéal de la femme auquel Camille ne correspond pas du tout. Camille vit selon des mœurs libres et dans une semi-prostitution qui, en ce début des années trente, choque Beauvoir qui n'a eu qu'une liaison avec J.-P. Sartre. Camille allie à cette grande libéralité de mœurs une culture et une intelligence hors normes : elle lit Nietzsche, Stendhal et Dostoïevski, auteurs que Sartre lui a recommandé. Elle s’habille et se coiffe avec un goût qui trouble notre jeune professeur de philosophie. Camille est d'autant plus redoutable qu'elle allie toutes les qualités féminines que Beauvoir croyait inconciliables.

Dans les ouvrages que notre auteur écrira, quelques années plus tard, notre auteur multipliera ces figures de femmes fortes et autonomes qui savent allier intelligence et beauté, telles Paule dans les Mandarins ou Françoise, l'héroïne de L'invitée : elle éprouve une réelle admiration pour ce genre de figure féminine.

Une seconde rencontre avec autrui va de nouveau déstabiliser Simone de Beauvoir. Olga fut le troisième membre du trio Sartre-Beauvoir-Olga qui engendra de nombreux troubles émotionnels chez Beauvoir. Olga ne pouvait être oubliée ou rejetée comme l'avaient été précédemment les personnes qui risquaient de menacer l'indépendance de notre mémorialiste. Olga est, de plus, estimée par Sartre, elle représenterait selon ce dernier le symbole de la jeunesse et de la révolte. Olga est chargée d'une mission bien précise au sein de ce couple, elle doit raviver les couleurs éteintes du monde. Sartre et Beauvoir ont l'impression de revivre leur jeunesse et le lecteur attentif remarque de fortes coïncidences entre les dernières pages des Mémoires d'une jeune fille rangée et les passages narrant les relations du trio : Beauvoir veut faire croire à son lecteur qu'Olga a été capable de ranimer les couleurs de sa jeunesse. Olga est inattaquable car elle est le modèle de la jeunesse que Beauvoir n'a pas connu : elle se soucie peu de l'avenir et n'aime que vivre dans l'instant présent. Olga est l'exacte opposée de la jeune fille rangée qu'avait été Simone de Beauvoir pendant toute son adolescence. L'importance d'Olga ne peut être amoindrie sur aucun point tant leurs systèmes de valeurs sont différents.

Autrui devient alors l'Autre par excellence, Simone de Beauvoir ne peut pas la comprendre. Olga est la conscience à redouter dont il faut se protéger, elle risque de détruire la belle confiance que notre auteur a ou plutôt désire avoir en elle.

Tuer Olga revient une fois de plus à nier le problème que peut lui poser autrui. Elle est tellement incapable d'affronter autrui qu'elle ne peut le faire que par le biais de la littérature. Toute l’œuvre de Simone de Beauvoir peut être envisagée comme autant de miroirs reflétant la conscience de l'autre : Les Mandarins, prix Goncourt de 1954, envisage le conflit des consciences au sein d'un couple d'intellectuels, L'Invitée nous présente comment une conscience peut risquer de détruire un couple établi depuis de nombreuses années tandis que Le Deuxième Sexe raconte les rapports douloureux entre l'homme et la femme, chacun des deux sexes étant pour l'autre, "l'étranger".

Simone de Beauvoir n'envisage qu'une seule solution pour diminuer l'importance qu'elle donne à autrui pendant les années trente : elle doit oublier sa présence et le considérer comme un élément qui n'existe pas ou plutôt qui existe de façon totalement superficielle et qui ne peut la toucher. Ainsi reste-t-elle insensible à la gravité des événements politiques des années trente. Elle veut, avant tout, sauvegarder son bonheur et refuse d'accepter la gravité du phénomène de la montée du nazisme. Simone de Beauvoir ne lit pas la presse, ne se renseigne pas sur la signification de certains événements politiques. La montée du Troisième Reich ne trouve pas d'écho en elle. Elle retrouve l'attitude de son enfance pendant la Première Guerre mondiale lorsqu'elle affirmait peu se soucier de savoir qui gagnerait la guerre, car de toutes les façons, ce seraient toujours les hommes qui gagneraient. Vouloir sauvegarder son bonheur à ce prix la rend insensible à la souffrance de l'autre.

Elle ne se préoccupe pas de la grande crise de 1929, ni de la montée du chômage aux États-Unis ou en Europe qui en découle. Elle reste fidèle à son existence de professeur et continue à dresser des emplois du temps minutieux, des horaires qui préservent son bonheur : elle refuse de consommer une rupture avec son passé. Le monde autour d'elle a changé et la jeune femme refuse cette modification. Elle est, pendant toute cette période de l'avant-guerre, occupée par des "futilités". Elle ne fréquente qu'un cercle restreint d'amis, et nous raconte des détails parfois inutiles, voire agaçants au sujet de leurs habitudes, de leurs manies. Elle inflige au lecteur l'histoire du beau Marco, agrégatif de lettres, que Sartre avait rencontré à la Cité Universitaire, et s'empresse de nous donner des détails sur la calvitie du bel agrégatif ou bien sur les cours de chant qu'il prend. Notre auteur semble se complaire dans l'énumération des détails, dans de longues listes sur ses amis, ses loisirs, ses emplois du temps dans la période de la juste avant-guerre. Les chapitres trois, quatre et cinq qui sont ceux qui retracent cette période sont étrangement construits : les anecdotes les plus intimes suivent la narration des faits les plus graves. Elle explique dans le chapitre cinq la rébellion franquiste puis nous décrit la chambre qu'elle occupait à l'hôtel Royal-Bretagne. Elle mêle les faits intimes, les détails insignifiants de la vie quotidienne et qui ont juste une valeur sentimentale pour notre auteur. Certes, ces faits intimes, ces détails nous permettent de mieux connaître Simone de Beauvoir et de pouvoir dresser son portrait mais ils ont l'air bien ridicule face aux événements graves qu'elle nous raconte.

Témoin privilégié de son temps par son position d'intellectuelle, et de professeur, Simone de Beauvoir n'est pourtant pas capable de distinguer dans les journaux les faits essentiels des faits divers : elle s'intéresse beaucoup plus aux personnes individuelles et à leurs maladies ou à leurs étrangetés qu'aux grands mouvements des masses, des foules, et à la signification des partis politiques. Elle ne se préoccupe toujours pas réellement d'autrui mais simplement de cas particuliers : les malades mentaux, les voleurs, les parricides l'intéressent en premier lieu. Elle travaille et approfondit ses idées sur la société grâce à Violette Nozières ou aux sœurs Papin mais elle ne s'occupe que de ces particuliers, les études sociales qui lui permettraient de s'occuper de la société dans son ensemble et de la comprendre sont systématiquement refusés par elle. Elle ne s'occupe que des procès, des affaires de mœurs qui défrayent la chronique c'est-à-dire de tous les faits divers qui mettent en question la bourgeoisie et montre qu'elle est "détestable".

Partant de toutes ces données, Simone de Beauvoir construit déjà ces "charges" contre la bourgeoisie qui, après la guerre, rendront célèbres son œuvre et celle de Sartre : « Autant que les crimes, les procès retenaient notre attention, le plus morne met en relief le rapport de l'individu à la collectivité ».[279] Pourtant, elle ne s'intéresse, nous l'avons vu ni à la société dans son ensemble ni aux individus, car elle ne cherche pas à comprendre l'un ou l'autre. Elle ne s'intéresse ni aux études sociales, ni à la psychologie et elle rejette la notion d'inconscient freudien. S'occuper de l'autre par le biais des faits divers lui permet d'éviter une véritable confrontation avec celui-ci : elle ne s'intéresse qu'aux cas marginaux de la société, aux exclus, c'est-à-dire à des personnes qui ne la toucheront jamais réellement.

L'autre, tel qu'il est raconté dans les faits divers est très éloigné de sa vie, de ses expériences. Surtout la jeune femme d'une trentaine d'années qu'elle est, ne se passionne que pour les faits divers qui montrent la bêtise, la nullité de sa classe d'origine, elle est encore imprégnée de sa haine pour la bourgeoisie. Elle se souvient également de son enfance et de son adolescence malheureuses lorsqu'elle observe ses élèves en faisant ses cours. La mémorialiste prend vite le dessus et ramène à son "moi" les faits divers. L"'autre" n'est considéré qu'en tant qu'il est un moyen de comparaison possible avec elle-même et non pas dans son authenticité, dans sa spécificité.

Cette attitude qui consiste à éviter toute confrontation avec l'autre se poursuit lors de ses excursions, de ses voyages. En Espagne, en Allemagne, en Italie, la montée des partis fascistes la préoccupe peu. Ainsi la description de sa première rencontre avec les chemises noires au détour d'une rue de Milan occupe-t-elle peu de place. Elle préfère raconter très longuement les merveilles des fresques de la vieille cité, des musées qu'elle visite, de la beauté des Tintoret. La jeune femme raconte avoir pleuré de rage en apprenant qu'elle n'aurait pas le temps de voir les lacs. Après sa rencontre avec les chemises brunes, cette réaction nous semble déplacée.

Notre auteur préfère visiter les monuments, les sites naturels plutôt que de s'occuper de la réalité politique, pourtant extrêmement grave en ce début des années trente, de ces pays d'Europe. Simone de Beauvoir visite en règle générale le pays le plus souvent seule ou parfois avec Sartre et elle ne se mêle pas avec les habitants. Elle pense trouver plus facilement la vérité d'un pays en visitant ses monuments, en comprenant son passé qu'en se mêlant à la vie quotidienne de ses habitants. Ses voyages soulignent combien Simone de Beauvoir a été imprégnée par l'enseignement de la Sorbonne : elle ne veut pas connaître la singularité d'un pays mais vise à le découvrir dans sa globalité.

Elle établit au cours de ses visites des emplois du temps maniaques et assigne à chaque moment de ses voyages la découverte d'un nouveau lieu. Elle visite un pays comme autrefois elle feuilletait les atlas dans le bureau de son père : « Tant de choses m'exigeaient ! Il fallait réveiller le passé, éclairer les cinq continents, descendre au centre de la terre et tourner autour de la lune... ».[280]

Sillonner un pays systématiquement lui permet d'éviter de voir ce qu'elle ne désire pas remarquer, la réalité politique du pays lui échappe car elle ne souhaite pas la connaître.

Sa volonté d'oublier le monde extérieur, sa vocation de mémorialiste lui permet d'éviter de se poser trop de questions sur la réalité politique. Adolescente, elle s'était repliée sur elle-même pour oublier le climat tendu de la maison familiale et les reproches que lui adressèrent ses parents. La jeune femme retrouve cette attitude lorsque la réalité politique de l'Europe devient grave, elle refuse de perdre son insouciance, sa joie de vivre et s'enfonce en elle-même.

Le lecteur d'aujourd'hui ne peut qu’être surpris en remarquant combien Simone de Beauvoir était fermée à la réalité politique de l'Europe en ce début des années quarante. Elle visite l'Europe de façon touristique. En 1941, elle écrit L'Invitée, roman sur le conflit des consciences et les divers moyens possibles pour détruire la conscience de l'autre.

L'autre est considéré comme un élément pouvant diminuer sa souveraineté, inquiéter la suprématie de son moi. Elle reste très abstraite et n'élève jamais le débat au niveau des conflits sociaux ou politiques. La discussion qu'elle a avec la jeune Olga montre combien Beauvoir était peu objective. Simone de Beauvoir considère les individus sans tenir compte des problèmes que peuvent leur causer l'appartenance à un groupe religieux donné : « Olga me demanda un jour ce que ça signifiait au juste d'être juif. Je répondis avec autorité : "Rien. Les juifs, ça n'existe pas : il n'y a que des hommes." Elle me raconte beaucoup plus tard quel beau succès elle s'était taillée en entrant dans la chambre du violoniste, et en déclarant : "Mes amis, vous n'existez pas !" ».[281]

Simone de Beauvoir dans cette période d'avant-guerre se met en scène dans L'Invitée à travers la figure de Françoise : elle confirme la vocation de mémorialiste qui est la sienne depuis l'enfance mais ne se préoccupe toujours pas des événements politiques.

Face à la situation en Allemagne, à la création des premiers camps d'internement, Simone de Beauvoir refuse d'accepter la réalité et ne s'occupe que de la construction de son bonheur. La jeune femme a besoin de beaucoup d'arguments pour regarder la réalité, c'est d'abord lorsque Sartre lui dit que la guerre est inévitable qu'elle commence à s'intéresser au monde réel. Elle réalise qu'elle n'a jamais observé autrui tel qu'il est réellement mais qu'elle a projeté sur lui ses désirs, ses envies. Autrui n'est qu'un double d'elle-même. Elle n'a pas découvert l'autre car sa conscience était trop hermétiquement fermée sur elle-même.

C'est pendant la guerre que Simone de Beauvoir va enfin s'ouvrir à l'autre. A la déclaration de guerre en 1940, Sartre part au front et Simone de Beauvoir est touchée par la peur, et une profonde angoisse pour la première fois de sa vie. Elle partage alors la condition de toutes les femmes.

Pour la première fois dans sa vie, Simone de Beauvoir ne connaît pas une situation hors norme, exceptionnelle. Son angoisse et son anxiété sont si fortes que le sol bascule sous ses pieds et qu'elle commence à tenir un journal de guerre. Ce journal lui permet de lui lutter contre des sentiments envahissants. Le lecteur du journal réalise que la conception de l'autre de Simone de Beauvoir bascule, l'autre commence, enfin, à exister. Elle l'observe d'abord de loin puis nous donne son avis sur l'attitude de "l'autre" d'abord sous forme de notes brèves. Les privations contre lesquelles elle s'ingénie à lutter la place, qu'elle l'accepte ou pas dans la même situation que la majorité des Français : « L'hôtel où je m'installai était néanmoins plus sordide que je ne l'aurais souhaité... » [282] Elle nous renseigne sur les ruses qu'elle emploie pour échapper aux contraintes de la vie quotidienne :

« Au Flore, il ne faisait pas froid, des lampes à acétylène donnaient un peu de lumière quand les ampoules s'éteignaient... L'hiver surtout, je m'efforçais d'y arriver dès l'ouverture pour occuper la meilleure place, celle où il faisait le plus chaud, à côté du tuyau du poêle ».[283]

Elle renonce à son rêve, qui jusqu'alors ne l'avait jamais trahi, de diriger seule sa vie par la seule force de sa volonté. Comme toutes les femmes pendant la guerre, elle est dépendante des difficultés matérielles. Comme les femmes qui ont un "homme" au front elle attend son retour :

« Est-ce qu'ils rentreront ? Est-ce qu'ils ne rentreront pas ? On raconte des histoires de soldats qui se ramènent vêtus en civil, le jour où s'y attend le moins. Au fond, j'espérais presque trouver Sartre tout souriant à la terrasse du Dôme : mais non, c'est la même solitude qu'à l'arrière en plus irrémédiable ».[284]

La jeune femme tente d'oublier ses tristes pensées en s'occupant, elle va à la Nationale lire Hegel, commence à écrire le roman qui sera plus tard L'Invitée mais à travers son journal c'est surtout sa solitude qui nous frappe. Le champ lexical du désespoir est très présent tout au long du journal : « Je suis un peu inquiète », « Je suis malheureuse », « Je continuai à souffrir de mon isolement ».[285]

L'autre n'est plus une menace contre laquelle elle doit se battre, c'est à présent le monde extérieur qu'elle redoute plus que tout : « le monde est informe » [286] ; « La vie avait cessé de se plier à mes volontés ».[287] La jeune femme doit s'ouvrir au monde pour apprendre à lutter contre lui.

Elle quitte le solipsisme de son enfance et de son adolescence et s'ouvre au monde et aux hommes qui l'habitent. Toutefois cette transformation ne se fait pas sans heurt, et pour ce faire, la femme a besoin de son journal. Elle a été persuadée jusqu'à la guerre que l'action suffisait à donner un sens à la vie :

« Déjà à dix-neuf ans, j'étais persuadée qu'il appartient à l'homme, à lui seul, de donner un sens à sa vie, et qu'il y suffit, cependant je ne devais jamais perdre de vue ce vide vertigineux, cette aveugle opacité d'où émergent ces élans : j'y reviendrai ».[288]

Au début de 1942, Simone de Beauvoir ne peut plus se contenter de vivre seulement pour elle-même mais doit se préoccuper de tous. Sartre l'incite à se débarrasser de son solipsisme. Il théorise cette découverte sous la notion de situation, qui connaîtra son heure de gloire après la seconde guerre mondiale. Dans son camp de prisonnier, Sartre a réussi à se faire connaître, à monter une pièce de théâtre. Il a découvert la solidarité et la camaraderie. L'homme est "en situation" dans un pays, une époque donnée et doit l'accepter sans se cacher la vérité même si elle lui déplaît : sa liberté dépend de son attitude à l'égard de sa situation. Sartre expose à Simone de Beauvoir sa théorie sur la "situation" de l'homme. Elle nous raconte leur discussion dans son journal à la date du 10 janvier 1942 :

« Au début de février, j'allai attendre Sartre à la gare de l'Est. La semaine se passa en promenades et en conversations. Sartre pensait beaucoup à l'après-guerre : il était bien décidé à ne plus se tenir à l'écart de la vie politique. »[289].

La notion de "situation" est la découverte essentielle de notre auteur durant cette période de l'avant-guerre et de la guerre. Elle nous montre sa découverte progressive de l'autre et comment elle a compris que la conscience de l'autre était nécessaire pour se comprendre elle-même. Elle est en situation dans un pays, une époque et ne veut plus y échapper. Elle découvre la notion de la solidarité. Cette transformation s'effectue progressivement tout au long de La force de l'âge mais n'est synthétisée qu'au chapitre sept, c'est-à-dire au dernier chapitre, du deuxième volume de ses mémoires. Elle se détache d'Hegel qui considère que seule est importante la fin de l'histoire, et que l'existence d'un individu à une époque donnée a peu de valeur. Sa lecture d'Hegel au début de la guerre est emblématique : elle accepte ses théories avec enthousiasme afin d'oublier le monde qui l'entoure puis le rejette et décide de lutter au côté de ses concitoyens ; une fois de plus le lecteur découvre le sens de ses mémoires en même temps qu'elle :

« Je continuai à lire Hegel que je commençais à mieux comprendre, dans le détail, sa richesse m'éblouissait. L'ensemble du système me donnait le vertige. [... ] Maintenant, j'avais appris des philosophies qui collaient à l'existence, qui donnaient sa valeur à ma présence sur terre, et je ne pouvais m'y rallier sans réticence... Plus j'allais, plus - sans cesser de l'admirer - je me séparai d'Hegel. Je savais à présent que, jusque dans la moelle de mes os, j'étais liée à mes contemporains ; je découvris l'envers de cette dépendance : ma responsabilité... Mon salut se confondait avec celui du pays entier ».[290]

Ses mémoires narrent sa progressive découverte de l'autre. A la fin des Mémoires d'une jeune fille rangée, elle fait la connaissance du milieu des intellectuels de gauche, relativise l'importance qu'elle se donnait à elle-même et découvre qu'elle n'est pas la Conscience Unique qu'elle croyait être :

« Mais tout de même, après tant d'années d'arrogante solitude, c'était un sérieux événement de découvrir que je n'étais ni l'unique, ni la première : une parmi d'autres, et soudaine incertaine de ses véritables capacités. Car Sartre n'était pas le seule qui m'obligeât à la modestie : Nizan, Aron, Politzer avaient sur moi une avance considérable ».[291]

Nous comprenons pourquoi notre auteur ne pouvait que donner le nom de Mémoires à l'œuvre racontant ses souvenirs. Ceux-ci racontent comment elle a découvert l'existence d'autrui et s'est tournée vers le monde extérieur. A cet égard, nous serions tentés d'affirmer que les Mémoires d'une jeune fille rangée sont plus près du genre de l'autobiographie puisqu'elles sont plutôt centrées vers le "moi" de Simone de Beauvoir alors que La force de l'âge et les volumes qui suivent se focalisent sur des événements extérieurs. Le titre La force des choses (troisième volume de ses mémoires) est révélateur, les éléments extérieurs ont forcé Simone de Beauvoir à se débarrasser de son solipsisme. De plus, l'ouvrage a une visée didactique, Simone de Beauvoir veut inciter le lecteur à s'ouvrir au monde extérieur, à le découvrir et à agir. Nommer l'histoire de sa vie "Autobiographie" aurait été trop ouvertement en contradiction avec l'ouvrage.

Le sens de ses Mémoires n'est pas simplement à chercher dans l'évolution de son moi mais également dans le monde extérieur. La façon dont Simone se projette vers l'autre est le reflet de son "moi".

Les mémoires ne sont pas centrés sur notre auteur mais mettent également en jeu son rapport à l'autre. Cette mise en scène du rapport à l'autre s'organise en plusieurs étapes. D'abord, cette quête de l'autre s'est effectuée par la recherche d'un double dès son plus jeune âge.


  IV.      Des mémoires intersubjectifs

7.    Autrui comme quête du sens et la lutte contre le désespoir

Simone de Beauvoir fut, nous l'avons déjà dit, pendant une grande partie de sa vie une figure solitaire. Cependant, elle a toujours été accompagnée d'une seconde personne. Le "couple" est un modèle qui domine dès sa plus jeune enfance. Petite fille, elle est très dépendante de sa mère ce qui est normal à son âge. Sa mère prend soin de l'enfant qu'elle est, lui apprend les gestes quotidiens de la vie. Elle lui fait ses premières lectures, l'abonne à des journaux et surtout l'initie à la vie religieuse. La petite fille confond son identité avec celle de sa mère. La petite fille accorde une importance extrême à sa mère, son regard pour la fillette se confond avec celui de Dieu :

« A tout instant, jusque dans le secret de mon cœur, elle était mon témoin, et je ne faisais guère de différence entre son regard et celui de Dieu ». [292]

Elles sont si étroitement liées que madame Mabille, la mère de Zaza, la meilleure amie de Simone dira qu'elles ont l'air de deux sœurs :

« Madame Mabille conquit maman en l'appelant "petite madame" et en lui disant qu'elle paraissait ma sœur aînée. On nous autorisa, Elizabeth et moi, à aller jouer l'une chez l'autre ».[293]

La mère et la fille sont étroitement liées, la fillette vit en permanence sous le regard maternel, qui surveille tous ses faits et gestes : « Ainsi vivions-nous elle et moi dans une sorte de symbiose, et sans m'appliquer à l'imiter je fus modelée par elle ».[294] Sa mère lui permet de progresser et de passer du stade de bébé à celui de fillette ou plutôt devrions-nous dire de "petite femme". Sa mère perd cette fonction de double lorsque notre auteur réalise combien sa vie est terne et ennuyeuse.

La fillette va à l'école, se cultive et réalise alors combien l'instruction de sa mère était très limitée ; en effet celle-ci a eu comme seul enseignement celui du couvent des oiseaux, c'est-à-dire l'enseignement très succinct d'une jeune fille du XIXe siècle. Dès que Simone de Beauvoir comprend que sa mère n'a plus rien à lui apprendre "intellectuellement" elle l'abandonne. Son père, lui, prend beaucoup plus d'importance lorsque notre mémorialiste grandit. Il lui conseille des lectures, la traite comme une grande personne. Alors que sa mère avait nourri la fillette imparfaite pour la faire grandir, son père lui s'occupe de son esprit et lui apprend à raisonner. Il devient son "mentor" intellectuel. Sa mère était le modèle de femme qu'elle voulait devenir plus tard (ne parle-t-elle pas, en effet, sans cesse de sa beauté ?), son père devient son nouveau modèle de culture et de bon sens qu'elle doit tâcher d'imiter.

La scène du théâtre est, à cet égard, particulièrement significative, son père, amateur passionné de théâtre l'emmène voir une pièce à l'Odéon, et la fillette est folle de joie à l'idée de ce tête-à-tête qu'elle nous décrit ainsi :

« Cet après-midi, ce qui me transporta, ce fut bien moins la représentation que mon tête-à-tête avec mon père, assister seule avec lui, à un spectacle qu'il avait choisi pour moi, cela créait entre nous une telle complicité que, pendant quelques heures, j'eus l'impression grisante qu'il appartenait qu'à moi ».[295]

Il ne faut pas voir dans ce désir de possession du père un simple sentiment oedipien mais déjà la mise en place des données spécifiques qui révèlent la quête du double chez Simone de Beauvoir.

Le double qu'elle se choisit doit lui être supérieur et pouvoir lui consacrer une bonne partie de son temps. Son père l'initie à la littérature, l'emmène au théâtre et lui apprend toutes sortes de récitations, de fables. Tous ces enseignements la transforme et lui donnent un but dans l'existence. Pour plaire à son père, la fillette travaille, lit, apprend des récitations, surtout elle admire passionnément ce dernier :

« Quand il restait à la maison, il nous lisait Victor Hugo, Rostand, il parlait des écrivains qu'il aimait, de théâtre, de grands événements passés, d'un tas de sujets élevés, et j'étais transportée loin des grisailles quotidiennes. Je n'imaginais pas qu'il existât un homme aussi intelligent que lui ».[296]

Elle s'inquiète à l'idée de devoir un jour quitter la maison familiale et s'ouvre de cette idée à son père. Elle se demande avec inquiétude comment elle pourra épouser un homme inconnu et partir vivre loin de chez elle. Son père lui semble si parfait qu'elle est persuadée que le bonheur lui est garanti tant qu'elle ne le quitte pas. Elle aime les livres et l'école en partie parce que son père les apprécie. Continuer à étudier, se tenir au courant des nouveautés littéraires est surtout essentiel pour plaire à son père. A seize ans, peu après avoir brillamment réussi au baccalauréat, Simone de Beauvoir décide de devenir professeur de philosophie, elle s'engage dans une voie qui, croit-elle, plairait à son père.

Mais à l'adolescence, il lui reproche de consacrer trop de temps aux livres. Pour autant, il ne lui avait pas laissé la possibilité de prendre une autre voie puisqu'il avait déclaré : « Vous mes petites, vous ne vous marierez pas, il faudra travailler ».[297]

La jeune fille est scandalisée par la conduite de son père, elle se souvient avec douleur du moment où elle a réalisé que son père ne l'estimait plus alors qu'elle pensait le satisfaire :

« C'est par mon père que la sévérité de mon destin me fut annoncée, j'avais compté sur son appui, sa sympathie, son approbation ; je fus profondément déçue qu'il me les refusât. Il y avait bien de la distance entre mes ambitieuses visées et son scepticisme morose ».[298]

Son père n'apparaît plus alors dans ses mémoires que comme un être méprisable. Beauvoir s'étend sur ses partis pris politiques, son intolérance, sa grossièreté :

« En de rares occasions - quand nous allions au théâtre, et que son ami de l’Odéon le présentait à une actrice connue - il retrouvait toutes les grâces mondaines. Le reste du temps, il s'appliquait si bien à paraître trivial qu'à la fin, personne sauf lui ne pouvait penser qu'il ne l'était pas ».[299]

La haine succède à l'amour, selon un mécanisme typique chez Simone de Beauvoir, et la jeune fille fait tout pour se protéger de son père : « J'essayais de me blinder, je m'exhortais à ne plus craindre le blâme, le ridicule, ni les malentendus : peu importait l'opinion qu'on avait de moi, ni qu'elle fût ou non fondée ».[300] Dès que le double lui est inférieur intellectuellement la jeune fille l'abandonne.

Alors, elle se tourne vers des doubles qui ne sont plus seulement des modèles mais des égaux. Déjà, petite fille, elle tente d'échapper à l'emprise de ses parents en s'occupant de sa sœur : elle décide d'instruire sa cadette Hélène, surnommée Poupette. Elle confie ses connaissances à sa petite sœur et tâche de modeler son esprit. En éduquant celle-ci, elle reproduit l'éducation que ses parents lui ont donné et ce faisant, leur échappe. De plus, Poupette (ou Hélène) la sauve de la solitude et lui apprend l'autonomie. Hélène apparaît comme une Simone en miniature, un miroir dans lequel notre auteur peut constater le progrès qu'elle réalise. Simone affirme que sa sœur lui est indispensable mais nous pouvons nous demander si Hélène ne fut pas parfois excédée par la présence pesante de cette sœur aînée :

« Je la tenais pour ce qu'elle était : une semblable un peu plus jeune que moi ; elle me savait gré de mon estime et y répondait avec une absolue dévotion ».[301]

Les deux sœurs jouent ensemble, inventent des scénarios incroyables. Mais c'est toujours Simone qui mène le jeu face à sa petite sœur qui est calme et obéissante. Très vite, nous comprenons la fonction que Simone a donné à Hélène. Enfermée dans l'appartement de la rue Vavin, puis de la rue de Rennes, la petite fille est souvent très malheureuse. Elle se soulage de ce trop-plein de tensions sur sa petite sœur en lui donnant une partie de ses connaissances, elle perçoit sur sa petite sœur les effets immédiats de son apprentissage et comprend que toutes ses lectures n'ont pas été inutiles. Hélène lui permet dès ses six ans (cf. Mémoire d'une jeune fille rangée, p. 59) de récupérer toutes ses activités sous le signe de la nécessité car notre auteur ne supporte déjà pas que son existence ne mène nulle part.

Tout dans sa vie doit être utile et servir à son propre accomplissement, les jeux avec sa sœur sont exécutés dans un but bien précis : « Je plaignais les enfants uniques ; les amusements solitaires me semblaient fades : tout juste une manière de tuer le temps ».[302]

Poupette devient le miroir de Simone, la créature qu'elle modèle au fil de ses progrès, de son apprentissage intellectuel : « Elle était mon homme lige, mon second, mon double : nous ne pouvions pas nous passer l'une de l'autre ».[303] La présence de sa sœur lui est indispensable : celle-ci est toujours là pour soulager son sentiment d'isolement. A dix-huit ans, déçue par ses amitiés, Simone se rapproche de sa sœur. Elle est la première personne à laquelle elle confie qu'elle est amoureuse de son cousin Jacques, et elle emmène d'ailleurs Poupette dans les bars de Montparnasse lors d'escapades nocturnes. Jusqu'à sa réussite à l'agrégation, et son départ de l'appartement familial, les deux sœurs dorment dans la même chambre et discutent le matin au réveil ainsi que le soir avant de se coucher. Hélène connaît tous les éléments de la vie de son aînée, suit ses progrès au jour le jour. C'est d'ailleurs Hélène que Simone envoie au cinéma avec Sartre lorsque ce dernier lui fixe un premier rendez-vous. L'une des sœurs vaut pour l'autre c'est ce que semble vouloir faire comprendre Simone de Beauvoir à son futur amant.

Lorsqu'elle nous raconte les amitiés de ses vingt ans, Simone de Beauvoir rend un hommage à sa sœur en écrivant : « Au premier rang de mes affections venait ma sœur » (cf. Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 414). Elle nous dit combien elle la trouvait jolie : « A une fête organisée par son école, elle chanta déguisée en bergère, de vieilles chansons françaises et je la trouvais éblouissante ».[304] Simone de Beauvoir est l'intellectuelle de la famille, la tête pensante alors que Poupette est avant tout une belle enfant. Le père de Simone de Beauvoir n'avait-il pas dit alors qu'elles étaient toutes petites que Poupette était jolie et caressante alors que Simone était très intelligente ? Chaque fillette semble avoir un rôle bien défini dans la famille et elles se complètent merveilleusement l'une l'autre.

Ensemble, elles forment la jeune fille parfaite, idéale. Ce partage des qualités qu'elles ont au sein de leur famille retentit sur le choix de leurs carrières : le père de Simone destine cette dernière au fonctionnariat, au professorat alors que Poupette est dirigée vers les aléas d'une carrière artistique.

Notre auteur abandonne rapidement sa sœur lorsqu'elle a dix ans, elle fait la connaissance d'Elizabeth Mabille au cours Désir. Simone de Beauvoir est fascinée par sa nouvelle amie comme le montre la description de leur rencontre : « Elle me parut tout de suite un personnages ».[305] Elle cultive l'amitié d'Elizabeth à laquelle elle donne bientôt le surnom de Zaza et ne se soucie guère plus de sa sœur. Simone de Beauvoir est incapable d'avoir deux amitiés aussi exigeantes. Le choix d'un double « mon homme lige, mon second, mon double » dit-elle de sa sœur l'engage à un amour exclusif qui ne peut être porté qu'à une seule personne. Mais si Hélène était "l'homme-lige" de Simone, notre auteur se place cette fois-ci en situation d'infériorité par rapport à Elizabeth.

Simone de Beauvoir a choisi d'être l'amie de Zaza parce que celle-ci, pense-t-elle, lui est supérieure sur de nombreux points : elle est habile de son corps, de ses mains, elle fait de la cuisine, de la couture alors que notre auteur est une pure intellectuelle Zaza a voyagé à l'étranger alors que Simone ne connaît que Paris et la région bordelaise. Simone conclut sur sa nouvelle amie en écrivant :

« On disait qu'elle avait de la personnalité : c'était là son suprême privilège. La complaisance confuse que j'avais naguère éprouvée à son égard ne m'avait pas dotée de contours définis ».[306]

Zaza peut aider Simone de Beauvoir à posséder plus de force de caractère et la mener au plus haut degré d'accomplissement possible. Ce projet de Simone de Beauvoir est particulièrement visible lorsqu'elle parle de L'Ecolier d'Athènes d'André Laurie, livre dans lequel, elle crut retrouver une image fidèle du couple qu'elle formait avec Elizabeth. Elle s'identifie à Théagène, l'écolier raisonnable et appliqué, alors que Zaza est le bel et aristocratique Euphorias : « J’identifiai Zaza au bel éphèbe blond et moi-même à Théogène ».[307]

Simone a une vision idéale du couple qu'elle doit former avec son amie : elle doit tout faire pour plaire à celle-ci. L'épisode de la lettre est particulièrement significatif : notre auteur écrit pendant l'été de leurs quinze ans une lettre décrivant la beauté des cascades de Gemel. Or, sa lettre sonne faux car elle est inspirée des propos de son entourage.

Zaza, très ironique, se moque de notre mémorialiste. Simone de Beauvoir se souvient avec émotion du déchirement qu'elle ressentit face aux critiques de Zaza : « Dans sa réponse, Zaza insinua malicieusement que je lui avais envoyé par mégarde un de mes devoirs de vacances : j'en pleurai ».[308] La présence de ce double fait vivre à Simone de Beauvoir une tension intense : elle doit tout faire pour plaire à Zaza et la contenter. Elle s'empresse d'ailleurs de légitimer leur union en affirmant qu'au cours Désir ces demoiselles les nommaient « les deux inséparables ». Pourtant, il est très clair que cette vision si admirable fut surtout une création de la part de Simone de Beauvoir jusqu'à dix-neuf ans, lors d'une discussion Zaza est surprise d'apprendre combien Simone l'aimait et l'admirait lorsqu'elles étaient adolescentes :

« "Moi je vous aimais" lui dis-je ; elle tomba des nues ; elle m'avoua que je n'avais eu qu'une place incertaine dans la hiérarchie de ses amitiés, dont aucune d'ailleurs ne pesait bien lourd ».[309]

Simone veut posséder entièrement Zaza. Or, celle-ci passe beaucoup de temps avec sa famille et Simone s'en irrite. A dix ans, elle adore passer du temps en tête-à-tête avec son amie : « A la fin de l'après-midi, Mme Mabille entrait dans le salon, elle relevait une chaise, elle épongeait en souriant un front en sueur ».[310] A vingt ans, Simone veut toujours posséder son amie de façon exclusive aussi trouve-t-elle insupportable que cette dernière soit obligée de passer de longues heures avec sa famille, à faire des courses, de la cuisine... plutôt que de discuter et de lire avec notre mémorialiste. Simone se méfie d'autrui et du mal qu'il peut faire à Zaza :

« Mais j'aimais son visage et cela me peinait qu'elle l'offrit aimablement à n'importe qui, elle jouait avec trop d'aisance son rôle de jeune fille du monde ».[311]

Après le baccalauréat, Simone de Beauvoir se dirige vers la carrière professorale qui en lui assurant l'autonomie financière la rendra libre. Elizabeth, elle, ne peut pas mener sa vie comme elle le désire, victime de son entourage, elle doit mener la vie monotone d'une jeune fille de bonne famille.

Simone se donne alors un but, elle va étudier, forger sa vie de ses propres mains, pousser Zaza à faire de même par son exemple : elle incite par tous les moyens possibles son amie à agir comme elle pour la sauver de la vie morose à laquelle sa famille la condamne :

« Je me demandais si à la longue Zaza ne se laisserait pas convaincre que son devoir de chrétienne était de fonder un foyer ; pas plus que l'abêtissement d'un couvent, je n'acceptais pas la morosité d'un mariage résigné ».[312]

Son amitié pour ce double parfait pour Zaza a tous les éléments du roman d'amour. Il semble au lecteur que Simone de Beauvoir lui raconte parfois une histoire d'amour digne de Romeo et Juliette. Elle se souvient avec tristesse de ses vingt ans, des vacances à Laubardon pendant lesquelles Madame Mabille avait tout fait pour séparer les deux amies :

« Il y avait cette mère et toute cette famille entre nous, et peut-être un jour se renierait-elle et je la perdrais, pour l'instant, en tout cas, elle était hors d'atteinte ».[313]

L'été précédant son agrégation, Simone de Beauvoir décide de tout mettre en œuvre pour arracher Zaza à l'abêtissement de sa famille : « Cette année-là, Zaza ne m'accompagna pas à Mont-de-Marsan ».[314] Sauver Zaza devient un but essentiel pour Simone de Beauvoir, elle veut montrer par son exemple à son amie qu'il est possible de construire sa vie et de devenir autonome. L'année de son agrégation, notre mémorialiste travaille intensément et passe toutes ses journées à la bibliothèque Sainte-Geneviève. Elle attend avec impatience que Zaza vienne la voir pour prendre un café avec elle. Les journées de préparation à l'agrégation semblent, du moins lorsqu'elle les recrée par le biais des mémoires, être destinées à Zaza : elle veut montrer à son amie qu'elles sont capables de se libérer du joug familial :

« Souvent l'après-midi pendant que je travaillais à la Nationale, je sentais sur mon épaule une main gantée ; Zaza me souriait, sous sa cloche de feutre rose, et nous allions boire un café ou faire un tour ». [315]

Zaza la soutient, l'encourage dans sa volonté de progresser, de se libérer. Pourtant, dans leur "couple", la vie des jeunes filles s'organise en sens inverse : plus notre mémorialiste se bat pour être libre et conquérir sa famille, plus Zaza est victime de la sienne. Alors que Beauvoir prépare brillamment l'agrégation, Elizabeth, elle, est contrainte par sa famille à visiter des amis de la famille et ne peut pas se consacrer à ses études.

La vie des deux jeunes filles se séparent. Simone acquiert l'autonomie financière et Zaza échoue à se libérer des contraintes familiales. Tandis que Simone devient libre, Zaza est obligée de se soumettre à sa famille, obéissance qui lui sera fatale puisqu'elle la mènera à la folie et à la mort que Beauvoir nous raconte à la fin du premier volume de ses mémoires.

Simone de Beauvoir se choisit un nouveau compagnon de route à l'âge de dix-sept ans : son cousin Jacques. Pour la première fois, le double idéal est un homme qu'elle aime. Ce double remplit toutes les fonctions : il est l'ami, le confident et également l'amoureux. L'amour devient une possibilité dans sa relation au double. Jacques l'initie à la littérature moderne, et emmène sa petite cousine dans les bars de Montparnasse. La jeune fille tâche de satisfaire aux exigences de son beau cousin en se comportant comme il l'attend. Elle apprécie le tête-à-tête avec Jacques tout comme elle aimait le tête-à-tête avec sa mère ou son père.

Notre auteur nous raconte de nombreuses sorties au cours desquelles elle se trouve seule face à Jacques dans la maison de celui-ci, à la sortie des bars, dans les musées. Le double éclipse la présence des autres personnes : il est le seul à avoir une quelconque importance.

Toutefois, la jeune fille est déçue par le manque de sérieux de Jacques qui ne croit à rien dans la vie et se plaint de la vanité de tous les buts. Elle redoute de plus en plus de s'engager avec lui, car elle se doute que s'il pourra lui prodiguer de l'affection, intellectuellement il ne lui conviendra pas. Or, sa quête du double idéal exige de son compagnon qu'il remplisse toutes les fonctions, il doit lui convenir affectivement et intellectuellement :

« Je me persuadais par moments que je pourrais vivre auprès de Jacques sans me mutiler et puis la terreur me reprenait : "M'enfermer dans les limites d'un autre ! Horreur de cet amour qui m'enchaîne et ne me laisse pas libre" ».[316]

Son cousin Jacques, le double qu'elle se choisit à l'adolescence est capricieux et désinvolte ; il peut passer plusieurs journées sans se préoccuper d'elle puis lui manifester soudain une affection extrême. Beauvoir se sent alors trahie par ce double qui ne respecte pas ce pacte qu'elle croyait établi entre eux :

« Je me rappelais le grand rêve d'amour-admiration que je m'étais forgé à quinze ans et je le confrontai tristement avec mon affection pour Jacques : non je ne l'admirais pas... ». [317]

Elle l'avait pris pour un héros de roman, une espèce de Grand Meaulnes de façon à satisfaire son idéal romantique mais son attitude lui montre bientôt le contraire. L'essentiel de la vie du jeune homme se déroule loin de la sienne :

« Trois semaines après son départ, comme je traversais la place de la Sorbonne, j'aperçus devant la terrasse d'Harcourt son auto. Quel coup ! ».[318]

Fidèle à son idéal du double, elle ne peut pas partager son cousin avec d'autres personnes et souffre terriblement de le voir passer son temps en si mauvaise compagnie. Elle croise dans un bar de Montparnasse une ancienne maîtresse de Jacques et ne peut pas supporter qu'il ait eu une liaison (cf. Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 441).

La trahison du double adoré la choque et elle se tourne vers d'autres compagnons, qui pense-t-elle pourront mieux satisfaire à ses exigences ? Pradelle, normalien, sérieux, fils de bonne famille lui ressemble beaucoup plus. De plus, il cultive comme elle le bonheur :

« A ceci près, nous avions beaucoup de points communs. Comme moi pieusement élevé, et aujourd'hui incrédule, la morale chrétienne l'avait marqué. A l'école, on le rangeait parmi les "talas"... Il aimait à peu près les mêmes livres que moi, avec une prédilection pour Claudel, et un certain dédain de Proust qu'il ne trouvait pas "essentiel"... ». [319]

Mais Pradelle la trahit puisqu'il renoue avec la religion : ce faisant, il se sépare de Beauvoir et ne lui ressemble plus tellement.

Beauvoir s'enfonce dans un désespoir violent, et se remémore d'anciennes trahisons de ses "doubles" précédents :

« Je me sentais abandonnée, exclue, trahie. Jacques trouvait un asile dans les bars de Montparnasse, Pradelle au pied des tabernacles : à mes côtés, il n'y avait absolument plus personne ». [320]

Simone de Beauvoir est d'une telle intransigeance qu'elle ne voit pas de juste milieu entre la communion absolue avec l'être et l'abandon. Lorsque l'élu satisfait à ses exigences un sentiment de bonheur absolu l'envahit alors que, abandonnée, le désespoir la touche.

Elle rencontre enfin ce double parfait à vingt-deux ans : Jean-Paul Sartre. Elle veut tellement être heureuse qu'elle renonce à protester contre certaines attitudes de Sartre. En particulier, le pacte qu'elle a fait avec lui et qui les autorise tous deux à avoir des liaisons contingentes engendre de grandes souffrances chez notre auteur puisqu'elle ne se sent pas capable d'aimer un autre homme que Sartre.

Beauvoir hésite entre une absorption totale dans l'être aimé et le néant. Elle oscille dans des crises de désespoir profond :

« Le remords et la peur, loin de se neutraliser m'attaquaient ensemble. Je m'y abandonnais selon un rythme qui depuis ma petite enfance a réglé toute ma vie ».

Beauvoir connaît avec Sartre ce même sentiment d'absorption totale qu'elle avait tout enfant avec la nature ; elle oubliait son moi en contemplant les arbres, du soleil, des animaux. Elle a également eu cette impression avec Dieu : protégée par lui, elle n'existe plus. Elle a un amour mystique de Dieu qui lui fait oublier son corps terrestre. Ce passage des Mémoires d'une jeune fille rangée est particulièrement significatif puisqu'il raconte ce sentiment d'absorption totale de Simone de Beauvoir au sein de la nature alors qu'elle est âgée d'une dizaine d'années : « Je sentis contre ma peau la fraîcheur de l'air s'attendrir ; le mince glacis qui voilait la terre fondait ».[321]

Toute sa quête du double n'apparaît être qu'un substitut de cette volonté d'absorption dans la divinité. Beauvoir avait été profondément bouleversée lorsqu'elle s'était rendue compte de son athéisme, ce qui avait entraîné chez elle l'idée du néant et de la mort :

« Quel silence ! la terre avait roulé dans un espace que nul regard ne transperçait, et perdue sur sa surface immense au milieu de l'éther aveugle, j'étais seule. Seule : pour la première fois je comprenais le sens terrible de ce Mot... ». [322]

Beauvoir connaît depuis son enfance des crises de désespoir profonde lorsque sa relation idyllique avec le double prend fin. C'est ainsi que, petite fille, elle dit avoir connu de violentes crises de rage. Celles-ci (qui deviendront plus tard des crises de larmes) surviennent chaque fois que le double parental, ici il s'agit de la mère, rompt cette union parfaite que la petite Beauvoir croit connaître.

Dans La force de l'âge elle décrit un phénomène très proche des crises de rage de son enfance :

« Le remords et la peur, loin de se neutraliser m'attaquaient ensemble : je m'y abandonnais selon un rythme qui depuis ma petite enfance a réglé toute ma vie. Je traversai des semaines d'euphorie et puis pendant quelques heures, une tornade me dévastait, elle saccageait tout pour mieux mériter mon désespoir, je roulais dans les abîmes de la mort, de l'infini, du néant ».[323]

Ce désespoir survient lorsque Sartre ne lui paraît plus aussi parfait qu'elle le croit être. Alors elle soupçonne qu'elle a nié sa personnalité pour une entente qui finalement n'est pas aussi parfaite qu'elle la croyait être. Ainsi au sortir de l'aventure du trio relativise-t-elle soudainement l'importance de Sartre :

« Je n'en fus pas moins amenée à réviser certains des postulats que jusqu'alors j'avais pris pour accordés [...] Entre deux individus, l'harmonie n'est jamais donnée, elle doit indéfiniment se conquérir ».[324]

Dans les premiers temps de sa relation avec Sartre, notre auteur s'était complètement abandonnée à celui-ci, au point qu'elle ne songe plus à écrire : « J'appris pendant ces dix-huit mois, qu'on peut ne pas vouloir ce qu'on veut et quel malaise engendre cette irrésolution ».[325]

Elle ne retrouve son moi, sa vraie personnalité qu'après l'épisode du trio qui lui montre que Sartre n'est pas aussi parfait qu'elle le croyait. Sartre s'est trompé sur le compte d'Olga et a faussement mystifié cette jeune fille, Olga a pris selon Beauvoir une sage décision en rompant le trio. Mais l'attachement excessif de Sartre, ses parti pris, ses erreurs montrent à notre auteur qu'il est un homme comme les autres. Cette révélation lui redonne confiance en elle-même, en ses capacités, elle cesse de se confondre avec Sartre, bien qu'elle continue à respecter leur pacte fait dix ans auparavant, et la jeune femme se met à écrire son premier roman L'Invitée.

Elle franchit une nouvelle étape dans sa découverte de l'autre, l'autre ce n'est plus seulement un autre elle-même qui prend la figure du double, mais l'autre peut être un inconnu, n'importe qui va ouvrir ses livres et se mettre à lire. Le lecteur devient une figure privilégiée et essentielle dans la vie de Beauvoir.


8.    Le lecteur créateur du sens

Lorsque la présence du double lui fait défaut, Simone de Beauvoir se tourne vers l'écriture. Après la démission de Sartre lors de l'épisode du trio, Simone de Beauvoir écrit L'Invitée. En 1958, sa vie sentimentale est de nouveau difficile, elle se retrouve seule pour la première fois depuis des années. Nelson Algren vit aux États-Unis et leurs relations deviennent de plus en plus floues, Sartre multiplie les liaisons et s'éloigne de Beauvoir, la liaison que Beauvoir connaît avec Lanzmann depuis une dizaine d'années s'achève. Alors notre auteur se met à écrire ses mémoires. Les Mémoires d'une jeune fille rangée sont écrites en moins de six mois, Simone de Beauvoir y raconte sa jeunesse avec une assez grande unité. Puis elle écrit La force de l'âge en 1967 alors que les événements d'Algérie la mettent vis-à-vis de ses compatriotes dans une situation douloureuse.

Ses mémoires sont écrites lorsque autrui lui fait défaut, elle n'a pas de double vers lequel elle puisse se tourner, personne pour la justifier, l'encourager, vaincre ses angoisses. Ainsi se tourne-t-elle vers la figure du lecteur pour tenter d'être comprise et appréciée.

Dans les Mémoires d'une jeune fille rangée, elle aborde des thèmes qui peuvent toucher tous les lecteurs. Elle met en scène son enfance et l'amour qu'elle portait à ses parents : « Je tenais pour une chance insigne que le ciel m'eût dévolu précisément ces parents, cette sœur, cette vie ».[326]

Elle nous raconte son admiration pour son père et sa mère, l'admiration qu'elle avait pour eux tout enfant : « Mes premiers souvenirs sont d'une jeune femme rieuse et enjouée ».[327] Ses relations avec sa sœur sont celles que beaucoup de personnes ont connu dans une fratrie : « Grâce à ma sœur, ma sujette, ma complice, j'affirmais mon autonomie ».[328] Puis la petite fille préfère son père à sa mère, connaissant une évolution psychologique normale :

« Vers cette époque, mes sentiments pour mon père s'exaltèrent. Il était souvent soucieux. Il disait que Foch s'était laissé manœuvrer, qu'on aurait dû aller jusqu'à Berlin ».[329]

Elle dresse un portrait fidèle de la petite enfance, de ses joies, de ses peines, de ses soucis qu'elle connaissait. Elle raconte les rêveries mystiques de sa petite enfance :

« La foi me défendait : je fermais les yeux et en un éclair : les mains neigeuses des anges me transporteraient au ciel. Dans un livre doré sur tranche, je lus un apologue qui me combla de certitude... ».[330]

Elle dresse aussi un magnifique portrait de ses relations avec sa sœur : « J'acceptais la discrète collaboration de ma sœur que j'aidais impérieusement à élever ses propres enfants ».[331]

Elle fait revivre le quotidien de son enfance au lecteur, il vit l'année scolaire en même temps qu'elle. Par des descriptions précises, c'est l'année scolaire d'une petite fille des années trente qu'elle évoque : « Si je relatais dans une rédaction un épisode de ma vie, il échappait à l'oubli, il intéressait d'autres gens, il était définitivement sauvé... ».[332]

Les classes qu'elle raconte, le déroulement d'une année scolaire sont semblables à ce que de nombreuses petites filles ont vécu : « Je m'enrichissais des planches de mon atlas. Je m'émouvais de la solitude des îles, de la hardiesse des caps, de la fragilité de cette langue de terre qui rattache les presqu'îles au continent ».[333]

Les vacances sont également présentes dans les écrit de son enfance : « Mon bonheur atteignait son apogée pendant les deux mois et demi que chaque été je passais à la campagne... ».[334]

Elle décrit avec force de détail la maison de son grand-père dans laquelle elle passait ses grandes vacances. cf. Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 178. La situation de l'enfance est également présentée :

« Je n'avais pas de frère : pas de comparaison ne me révéla que certaines licences m'étaient refusées à cause de mon sexe. Je n'imputai qu'à mon âge les contraintes qu'on m'infligeait, je ressentis vivement mon enfance, jamais ma féminité ».[335] La découverte de l'amour n'est pas oubliée : Simone a dix ans lorsqu'elle assiste à une scène qui la charme au jardin du Luxembourg : « Au Luxembourg, un après-midi, une grande jeune fille en tailleur vert pomme faisait sauter des enfants à la corde ; elle avait des joues roses, un sourire étincelant et tendre. Le soir je déclarai à ma sœur : "Je sais ce que c'est que l'amour". J'avais en effet entrevu quelque chose de neuf... ».[336]

Son enfance et sa féminité condamnent notre auteur à la passivité si bien qu'elle s'adonne à des rêveries qui revêtent souvent (notre mémorialiste le réalise grâce à l'illusion rétrospective) un caractère amoureux. Le jour de sa communion solennelle elle rêve de l'amour, et imagine le jour de son mariage identique à celui de sa communion : « Le jour de ma communion solennelle je jubilai : familiarisée depuis longtemps avec la sainte table, je goûtai sans scrupule les attraits spécifiques de la fête ».[337]

« J'enlaidis, mon nez rougeoya ; il me poussa sur le visage et la nuque des boutons que je taquinais avec nervosité. Ma mère, excédée de travail, m'habillait avec négligence ; mes robes informes accentuaient ma gaucherie... ».[338]

Elle relève les malaises de beaucoup d'adolescentes. Les exemples qu'elle choisit sont particulièrement archétypals. A dix-sept ans, la jeune fille a grandi, s'est transformée mais sa mère lui interdit de se maquiller, d'être coquette ce qui accentue sa gaucherie :

« J'arrivais donc aux cours de danse mal fagotée, le cheveu terne, les joues luisantes, le nez brûlant. Je ne savais rien faire de mon corps, pas même nager, ni monter à bicyclette... Je me pris à détester les cours ».[339]

Passée dix-huit ans, l'atmosphère de la maison lui devient insupportable, le sentiment d'abandon qu'elle raconte est celui de n'importe quelle adolescente :

« J’étais tombée dans un traquenard ; la bourgeoisie m'avait persuadée que ses intérêts se confondaient avec ceux de l'humanité. Elle se dressait contre moi. Je me sentais "ahurie, désorientée douloureusement". Qui m'avait mystifiée ? Pourquoi ? Comment ? ».[340]

En vacances, elle ne parvient plus à être heureuse, elle est trop préoccupée par elle-même et la nature ne la satisfait plus : « Un an plus tôt, j'aurais découvert la montagne avec ravissement, à présent, je m'étais enfoncée en moi-même et le monde extérieur ne me touchait plus ».[341]

Le sentiment de répétition qu'elle connaît est celui de beaucoup de jeunes gens : « Je connaîtrais donc à nouveau le découragement des réveils où ne s'annonce aucune joie, le soir, la caisse à ordures qu'il faut vider, et la fatigue et l'ennui ».[342]

L'enfermement qu'elle subit, nombreux sont les étudiants qui l'ont sans doute également vécu : « Comme j'aurais voulu simplement aller au cinéma ! Je m'étendais sur le tapis avec un livre mais j'avais la tête si lourde que souvent je m'endormais. J'allais me coucher, le cœur brouillé. Je me réveillais le matin dans l'ennui et mes journées se traînaient tristement ».[343]

Puis en grandissant, ses rapports avec le monde qui l'entoure, avec ses parents s'améliorent. L'indépendance financière approche et la jeune fille reprend espoir : « Le concours me parut difficile, mais je ne perdis pas courage ».[344] Son admiration pour son premier amour Sartre est archétypal, elle use de termes banals, que n'importe quelle jeune fille aurait pu employer, elle est très admirative, et très romantique vis-à-vis de Sartre :

« A vrai dire, sur tous les auteurs, sur tous les chapitres du programme, c'était lui, qui, de loin en loin, en savait le plus long : nous nous bornions à l'écouter ». [345]

A vingt et un ans, elle est indépendante financièrement, la joie qu'elle éprouve beaucoup de personnes l'ont, sans nul doute, ressenti : « Nulle part je ne rencontrais de résistance, je me sentais en vacances, et pour toujours ».[346]

Simone de Beauvoir est consciente d'avoir partagé une enfance et une adolescence semblables à celles de beaucoup de gens. Peu de femmes de sa génération ont mené leurs études jusqu'à l'agrégation et ont vécu "en couple" avec l'homme qu'elles aimaient. Toutefois, notre auteur fait tout pour effacer les particularités de son enfance, à travers sa situation c'est celle de beaucoup de femmes de sa génération, celle du début du siècle, de son milieu, celui de la bourgeoisie intellectuelle du début du siècle.

Simone de Beauvoir tente de raconter sa vie de la façon la plus objective possible. Elle a découvert qu'elle pouvait quitter sa peau et être perçue comme un objet pour l'autre : C'est lorsqu'elle tombe gravement malade du poumon que Beauvoir réalise qu'elle peut être réifiée ; elle ne peut plus se suffire à elle-même, des médecins, des infirmières doivent s'occuper d'elle : « Sous les yeux des curieux, l'autre brusquement, c'était moi, comme tous les autres, j'étais pour tous une autre ».[347] Elle se détache d'elle-même et se perçoit, autrement qu'elle ne l'avait fait jusqu'alors. Avec le métier d'écrivain, elle découvre qu'elle peut être un objet, une voix dans un livre sous les yeux des autres :

« Cette jeune femme au visage sérieux qui commençait sa carrière d'écrivain, comme je l'aurais enviée si elle avait porté un nom différent du mien : et c'était Moi ».[348] affirme-t-elle avec étonnement lorsque L'Invitée paraît en 1941. Se posant elle-même comme un objet, elle peut envisager le lecteur dans toute sa singularité et son originalité. Elle reçoit même des lettres d'un ami qu'elle connaissait clairement : « Ainsi je suscitai à travers mon livre des impatiences, des curiosités, il y avait des gens qui l'aimaient ».[349]

Au début de son indépendance financière, elle était tellement heureuse, qu'elle n'avait pas besoin d'en appeler à l'autre :

« Sans répit, mes émotions, mes joies, mes plaisirs se précipitaient vers l'avenir et leur véhémence me submergeait. En face des choses et des gens, je manquais de cette distance qui permet de prendre sur eux un point de vue et d'en parler. Incapable de rien sacrifier, donc de rien choisir je me perdais dans un bouillonnement chaotique et délicieux ».[350]

Dans La force de l’âge, elle confie qu'elle se souciait peu des autres, mais l'expérience du malheur de la faim, de l'angoisse de la guerre lui a fait prendre conscience du malheur de la faim, de l'angoisse de la guerre lui a fait prendre conscience du malheur de l'autre. A travers ses livres, elle veut aider son lecteur. Elle se soulage de ses peines, de ses tracas, et partage son bonheur, son secret avec lui :

« une condamnation sans appel devait définitivement pervertir les rapports qu'on entretient avec soi-même, avec autrui, avec le monde et vous marquer pour toute la vie. Une fois de plus, je me trouvai bien chanceuse, moi qui n'avais pas à supporter le poids d'un secret ».[351]

Le lecteur peut être aidé par Simone de Beauvoir, du moins elle le souhaite. Ses mémoires ont bien évidemment une visée didactique. Les Mémoires d'une jeune fille rangée veulent montrer aux jeunes filles qu'elles peuvent se libérer du joug familial et acquérir leur indépendance, La force de l'âge explique au lecteur combien il est nécessaire de s'ouvrir aux autres : d'être courageux pour réussir sa vie.

Mais rien n'est jamais dit explicitement et c'est aux lecteurs de donner le sens à l’œuvre. A cet égard la fin des Mémoires d'une jeune fille rangée et la fin de La force de l'âge sont des fins "ouvertes". Simone de Beauvoir fait la somme de toutes ses expériences et demande au lecteur d'en façonner le sens final.

A la fin de La force de l'âge elle explique qu'elle n'a pas réussi à tenir les deux pôles extrêmes de la condition humaine : le bonheur et la tristesse mais qu'elle veut au moins réussir à faire partager son expérience aux hommes :

« Les choses avaient définitivement cessé d'aller de soi ; le malheur avait fait irruption dans le monde : la littérature m'était devenue aussi nécessaire que l'air que je respirais. Je n'imagine pas qu'elle soit un recours contre l'absolu désespoir ; mais je n'en avais pas été réduite à cette extrémité-là ; loin de là ; ce que j'avais personnellement éprouvé ; c'est la pathétique ambiguïté de notre condition, à la fois affreuse et exaltante... ». [352]

Simone de Beauvoir fait partager à son lecteur ses découvertes sur la condition de l'homme.

Sartre dans un numéro de Vogue publié en 1965 l'affirmait :

« Simone de Beauvoir a une communication idéale avec le public. Mettons si vous voulez une différence entre elle et moi. Je ne communique pas émotionnellement, je communique avec des gens qui réfléchissent, qui pensent, qui sont libres vis-à-vis de moi qui pense... Simone de Beauvoir elle communique affectivement tout de suite avec les gens. Il y a chez elle une manière de mettre tout de suite l'autre personne en question, mais en amitié. Elle ne prend jamais de supériorité avec ses lecteurs. La façon dont elle parle d'elle, c'est une façon de parler des autres... Elle a des rapports très justes avec elle-même. C'est ça la distance à soi, ce n'est pas seulement une question de littérature, c'est une question de vie ».[353] Simone de Beauvoir recherche comme nous le confirme Sartre une relation affective avec son lecteur.

Toutefois, cette idée de relation affective n'est pas simplement une idée romantique. Il faut y voir la découverte du rapport d'intersubjectivité théorisé par Husserl. La communication ne prend son sens qu'avec un autre en face de moi. Il faut pour que du sens se crée la présence d'un récepteur qui va catalyser le sens du texte et le renvoyer.

La théorie de la réceptivité est découverte par les intellectuels français au début des années trente sous l'influence des intellectuels allemands :

« Nous parlâmes beaucoup de Kafka et de Faulkner quand Sartre vint à Paris pour les vacances de Pâques. Il m'exposa dans ses grandes lignes le système d’Husserl et l'idée d'intentionnalité [...] tout se situait dehors : les choses, les vérités, les sentiments et le moi lui-même ; aucun facteur subjectif n'altérait donc la vérité du monde telle qu'elle se donne à nous ».[354]

Husserl détermine l'expressivité à partir du vouloir-dire. C'est à partir du vouloir-dire qu'il y a une production de sens. C'est le rapport d'intersubjectivité qui fonde le sens. Simone de Beauvoir attend du lecteur qu'il crée le sens qu'elle doit donner à son texte. Elle fait harmonieusement le lien entre sa volonté de s'ouvrir aux autres et les thèses de Husserl en pleine découverte alors qu'elle était une jeune intellectuelle.

Mais surtout Simone de Beauvoir parle d'une façon très libre à son lecteur : de sa vision de la vie, de son amour pour Sartre, de sa sexualité...

Le lecteur est dans une position d'écoute face à Simone de Beauvoir qui lui raconte son intimité. Le lecteur s'il permet aux mémoires de prendre tout leur sens, permet également à Beauvoir de dominer ses peurs, ses craintes... Le lecteur ne fait-il pas alors office de médecin, serions-nous tentés d'affirmer, de psychanalyste ?

 

 


9.    Vaincre la solitude et la mort. Des mémoires conçus comme une analyse psychanalytique

Simone de Beauvoir écrit, semble-t-il, au fil de la plume. Elle raconte sa vie avec la volonté d'être la plus exhaustive que possible. Tout devient matériau littéraire, les thèmes classiques de la littérature : la description d'un paysage, de la maison d'enfance comme celle d'un objet quelconque.

A cet égard, les annotations du troisième volume de ses mémoires La force des choses sont instructives puisque ce troisième volume des mémoires nous raconte la genèse des Mémoires d'une jeune fille rangée et de La force de l'âge. Elle écrit dans la préface de La force des choses :

« Cela m'étonne toujours qu'on reproche à un mémorialiste des longueurs, s'il m'intéresse, je le suivrai pendant des volumes, s'il m'ennuie dix pages c'est déjà trop. La couleur d'un ciel, le goût d'un fruit, je ne les souligne pas pour me complaire à moi-même, racontant la vie de quelqu'un d'autre, je noterais avec la même abondance ces détails qu'on dit triviaux ».[355]

Elle raconte tout, est-il besoin de relever certains épisodes ? Dans les Mémoires d'une jeune fille rangée, elle raconte tous les détails de ses jeux d'enfance, de ses lectures. Dans la Force de l'âge elle narre longuement tous les soubresauts de son cœur, et parfois grand drame pour notre auteur, elle n'a plus rien à nous raconter car rien dans sa vie ne se déroule de passionnant. Alors elle se tourne vers les histoires des autres et observe ses relations, ses amis, elle retrouve les habitudes de la petite fille qui observait de son balcon les gens avec sa longue-vue :

« Il me restait beaucoup de temps à tuer. Si cette année ne sombra pas toute entière dans la fadeur, c'est qu'elle fut traversée par une tragédie : l'histoire de Louise Perrón ».[356]

Quelle façon déplacée de s'exprimer lorsqu'il s'agit de raconter l'histoire d'une femme qui sombre dans la folie par amour pour un écrivain que Beauvoir nomme J.B. et qui n'est autre que Malraux. Beauvoir nous raconte en détail l'histoire de la pauvre Louise Perrón :

« Je revis Louise dans les premiers jours de Janvier au café Le Métropole, elle était maigre et jaune, les mains moites, et tout son corps tremblait. "J'ai été malade, très malade". Elle avait connu lors de ses deux dernières semaines une espèce de dédoublement, et elle me dit combien il était désagréable sans répit de se voir ». [357]

Elle ne cache rien au lecteur, ses mémoires semblent construites dans une sorte d'hypertrophie du "tout-dire". Ainsi ne cache-t-elle rien à son lecteur de ses désirs sexuels, à dix-sept ans, elle est encore ignorante des réalités de la chair :

« Quand mon cavalier me serrait dans ses bras et m'appliquait contre sa poitrine, j'éprouvais une sensation bizarre qui ressemblait à un vertige d'estomac, mais en plus bizarre que j'oubliais moins facilement... ».[358]

Elle conclut de cette expérience : « A douze ans, mon ignorance avait pressenti le désir, la caresse, à dix-sept ans, théoriquement renseignée, je ne savais même plus reconnaître le trouble ».[359]

Elle raconte d'autres désirs qu'elle s'avoue cette fois-ci beaucoup plus tard, alors qu'elle est âgée de vingt-deux ans et qu'elle a connu l'amour de Sartre : « Dans le métro, un matin encore engourdie de bruit, je regardais les gens et je me demandais : "connaissent-ils cette torture ? Comment se fait-il qu'aucun livre ne m'en ait jamais décrit la cruauté ?" Peu à peu la tunique se défaisait, je retrouvais contre mes paupières, la fraîcheur de l'air... ».[360]

Surtout, Simone de Beauvoir ne nous cache rien de sa peur de la maladie et de la mort. Relevons quelques passages particulièrement significatifs. « Je pressentais ma propre absence, je pressentais la vérité fallacieusement conjurée de ma mort ». [361] affirme-t-elle au sujet de ses cinq ans. A l'adolescence, cette peur de la mort ne l'a pas quittée, particulièrement dans les moments d'ennui, d'oisiveté.

Sa vie n'ayant plus de sens, elle sent de façon encore plus profonde l'approche de la mort : « Et déjà la mort, me rongeait, comme je m'étais engagée dans aucune entreprise, le temps se décomposait en instants qui, indéfiniment se reniaient. Je ne pouvais pas me résigner à cette mort multiple et fragmentaire » [362], affirme-t-elle alors qu'elle est adolescente.

Sa crainte de la solitude est également un leitmotiv de son œuvre : « Je suis seule. On est toujours seul. Je serais toujours seule »[363], écrit-elle dans son journal alors qu'elle est âgée de vingt ans.

Ces deux craintes s'accroissent encore lorsque la jeune fille ne croit plus en Dieu. Elle est très compréhensible puisque Dieu aurait été le seul capable de la sauver de sa peur de la mort et de la solitude. Elle décrit la découverte de la non existence de Dieu :

« Naguère, je me tenais au centre exact d'un vivant tableau dont Dieu avait trahi les couleurs et les lumières... Soudain tout se taisait. Quel silence ! Seule, pour la première fois, je pressentais le sens de ce mot terrible. Seule ! Sans témoin, sans interlocuteur, sans recours. Mon souffle dans ma poitrine, mon sang dans mes veines, et ce remue-ménage dans ma tête, cela n'existait pour personne ».[364]

Elle s'effraye également de la possibilité de sa mort : « Je fis une autre découverte. Un après-midi à Paris, je réalisai que j'étais condamnée à mort. Il n'y avait personne que moi dans l'appartement et je ne refrénai pas mon désespoir ». [365]

Racontant ses craintes, les extériorisant, elle se sauve du désespoir et tente d'établir des liens privilégiés avec son lecteur. Elle est là toute entière, avec ses souffrances, ses doutes : ils sont tous les deux dans une sorte de microcosme qu'elle crée et d'où toute intrusion de l'extérieur devient impossible. L'écriture est bien plus une thérapie qu'une création artistique car le risque dans sa vie tout lui convient elle n'écrit plus : « Je n'avais pas beaucoup lu, mon roman ne valait rien, mais j'avais exercé mon métier sans ennui, je m'étais enrichie d'une passion nouvelle, je sortais victorieuse de l'épreuve à laquelle j'avais été soumise » [366] écrit-elle après sa première année de professorat au cours de laquelle elle a été très heureuse.

Le bonheur n'est pas lié à l'acte scripturaire, celle-ci n'est qu'un palliatif lorsque quelque chose dans la vie se dérègle. L'étude lorsqu'elle est une petite fille puis l'écriture, une fois adulte la soulage et lui permettent d'oublier ses angoisses : l'étude est un dérivatif à l'insatisfaction de sa vie quotidienne. Son écriture suit les fluctuations des cours de sa vie, cf. La force de l'âge, p. 73, affirme-t-elle à vingt-deux ans alors qu'elle se contente de vivre au jour le jour sans projet. Le lecteur est le témoin des variations de son caractère. En les couchant sur le papier, elle peut espérer aller mieux, Simone de Beauvoir est là avec ses joies, ses peines, son expérience de la vie. Elle ne cesse de s'analyser, de s'explorer, de tenter de se comprendre. Elle se pose sur elle-même un grand nombre de questions ainsi que sur sa personnalité. A chaque fois qu'elle s'interroge sur un acte qu'elle a fait ou un de ses goûts, elle remonte à l'enfance, à l'adolescence. Dans La force de l'âge, elle analyse longuement la jeune fille des Mémoires d'une jeune fille rangée : « Je suis longtemps restée indifférente au décor dans lequel je vivais » dit-elle en pensant à la jeune fille qui rêvait d'une chambre pour elle seule. Elle cherche, seule, des explications à certains de ses comportements sans les trouver réellement.

Elle le confirme dans La force de l'âge : « Je me suis lancée dans une imprudente aventure quand j'ai commencé à parler de moi on commence on n'en finit pas ». Cette entreprise est sans fin comme le sont les profondeurs du moi que Simone de Beauvoir explore.

Elle se décharge en réalité sur le lecteur de ses peurs, de ses craintes et noue un rapport tout particulier avec lui. Sartre affirmait qu'elle avait un rapport "juste" avec le public, c'est-à-dire qu'elle se situait sur un plan d'égalité avec lui :

« Les gens sont toujours engagés vis-à-vis d'elle par rapport à ce qu'elle dit. Il y a chez elle une manière de mettre en question l'autre personne tout de suite mais en amitié. Elle ne prend jamais de supériorité sur ses lecteurs. La façon dont elle parle d'elle, c'est une façon de parler des autres ».[367]

Elle veut parler à son lecteur de la façon la plus simple possible. Elle n'organise pas spécialement son écriture et écrit comme elle parle. Ainsi retrouve-t-on des formules de l'oralité dans ses mémoires. Elle n'a pas construit ses mémoires suivant l'élégance des autres œuvres littéraires et ne respecte pas les règles de la démonstration cartésienne. Ses idées ne sont pas organisées de façon précise mais semblent être écrites dans l'ordre suivant lequel elles se sont présentées à son esprit. Elle parle à son lecteur de la façon dont un malade s'exprime face à son psychiatre : en toute liberté et sans rien cacher. Les pages de ses mémoires, comme celle de son journal intime nous mettent en présence de sa voix, elle apparaît toute entière avec ses tournures de pensée, sa façon de s'exprimer.

Elle abuse des deux points et de l'usage du discours direct, ce qui rend ses mémoires très peu littéraires, au sens strict du terme. Elle raconte sa rencontre avec Simone Weil : « Je réussis un jour à l'approcher. Je ne sais plus comment la conversation s'engagea : elle déclara d'un ton tranchant qu'une seule chose comptait, la Révolution qui donnerait à manger à tout le monde. Je rétorquai, de façon non moins péremptoire, que le problème n'était pas de faire le bonheur des hommes mais de trouver un sens à leur existence ».[368] Parlant de façon intense avec le lecteur celui-ci se trouve confronté à une psyché différente de la sienne. Le lecteur réagit forcément à ce qu'il lit car Simone de Beauvoir lui parle de thèmes qui le touchent car ils sont universels (l'amour, la mort... ). Lorsque les premiers travaux sur la psychanalyse sont publiés au début des années trente, Beauvoir est alors jeune professeur elle affirme avoir repoussé les thèses freudiennes avec violence tant la part que ce dernier donnait à la sexualité était importante ; mais les psychanalystes ne nous ont-ils pas appris qu'un refus violent de quelque chose était la preuve qu'on y portait un grand intérêt et Beauvoir ne ferait-elle pas une dénégation à l'égard de la psychanalyse ?

« La psychanalyse nous aurait proposé des réponses si nous l'avions consultée. Elle commençait à se répandre en France et certains de ses aspects nous intéressaient. En psychopathologie, le "monisme endocrinien" de Georges Dumas nous semblait - comme à la plupart de nos camarades - inacceptable. Nous accueillions avec fureur l'idée que les symptômes ont une signification et que celle-ci renvoie à l'enfance du sujet. Mais nous nous arrêtions là ; en tant que méthode d'exploration de l'homme, nous récusions la psychanalyse ».[369]

Même si elle rejette la psychanalyse, Beauvoir utilisait avec Sartre une sorte de psychothérapie ou du moins l'équivalent de ce que les psychiatres surnomment une psychothérapie comportementale qui permet aux malades de mieux s'adapter aux situations difficiles de la vie quotidienne.

Beauvoir et Sartre dédramatisent les situations difficiles qu'ils rencontrent en les jouant à la façon d'une pièce de théâtre :

« Ainsi nos humeurs ne nous apparaissaient-elles pas comme une fatalité sécrétée par nos corps, mais comme des déguisements que nous revêtions par perversité et dont nous nous dépouillons à notre gré. Pendant toute notre jeunesse, et même au-delà nous nous livrâmes à des sommaires psychodrames chaque fois que nous eûmes à affronter des situations désagréables ou difficiles : nous les transposions, nous les explorions de long en large et cela nous aidait beaucoup à les dominer ».[370]

Elle porte une grande attention aux troubles mentaux, aux "traitements" de la folie et raconte deux visites dans un asile ; au cours desquelles elle observe avec attention et crainte les malades. Elle se passionne également pour le cas d'une de ses collègues qui, très amoureuse d'un écrivain célèbre surnommé JB et n'est autre que Malraux sombra dans la folie. Après cette rencontre avec Louise Perrón, elle trouve Sartre fade, or lui n'est pas fou : « Ce fut l'unique occasion de ma vie où la conversation de Sartre me parut plate : "C'est vrai ! vous n'êtes pas fou ! lui dis-je avec humeur [...]" ».[371]

Tous les cas de faits divers la passionnent à chaque fois qu'elle peut soupçonner que la folie s'y cache : elle se penche sur les sœurs Papin, qui lui semble également relever de la folie : « Avec leurs cheveux ondulés et leurs collerettes blanches que Christine et Léa semblaient sages sur l'ancienne photo que publiaient certains journaux. » Elle se pose les mêmes questions qu'un psychiatre et cherche toujours à remonter à l'enfance, aux causes de la "maladie", ces méthodes d'observation semblent être celles d'un médecin. Mais elle souligne dans Tout compte fait que son univers projeté dans celui de la psychanalyse l'effrayerait partiellement. Alors elle écrit, sur elle-même et s'analyse longuement dans ses mémoires ; la psychanalyse se déroule dans l'écriture ; d'ailleurs toutes ses œuvres peuvent être considérées comme une image d'elle-même qu'elle projette dans ses romans à travers de multiples personnages.

Simone de Beauvoir projette ainsi sa personnalité en dehors d'elle-même et semble vouloir la regarder ou du moins la tenir à distance respectueuse d'elle-même. Ce faisant, elle se débarrasse d'une partie de ses anxiétés. Ainsi l'écriture de L'Invitée lui a-t-elle permis de résoudre le problème de l'existence de l'autre :

« Françoise a renoncé à trouver une solution éthique au problème de la coexistence ; elle subit l'Autre, comme un irrémédiable scandale, elle s'en défend en suscitant dans le monde un fait brutal et irrationnel : un meurtre ».[372]

Si Simone de Beauvoir tient tellement à se débarrasser de ses angoisses, c'est parce qu'elle a toujours désiré "tenir" sa vie entre ses mains. La petite fille rêvait d'être son commencement et sa propre fin. Elle veut que tout dans sa vie soit "parfait" et conduit selon ses propres désirs. A cet égard, on comprend son enthousiasme à l'égard de la doctrine existentialiste puisque celle-ci promet à l'homme de pouvoir réaliser ce qu'il veut et lui ouvre la possibilité de construire son avenir. Ecrire ses mémoires lui permet de créer une version de sa vie qui lui plaît, et qu'elle peut dominer entièrement. Mêler les théories existentialistes et le genre des mémoires lui permet de s'ouvrir vers l'avenir, tout en satisfaisant sa volonté de maîtriser sa vie.


 

       V.      Conclusion

Grâce à la mise au point de minutieux emplois du temps en passant par sa volonté de ne devoir des réussites qu'à elle-même jusqu'à l'écriture de ses mémoires d'une ampleur phénoménale, Beauvoir n'avait qu'un seul désir : être sa propre origine et construire son avenir. Pour ce faire, elle se devait de donner du sens à chaque instant de sa vie. Beauvoir prend le lecteur comme témoin, et raconte tout à celui-ci sur sa vie privée comme sur sa vie publique. Il n'existe aucun espace secret du secret dans les mémoires de Beauvoir à tel point que le lecteur a souvent l'impression d'être dans la situation du voyeur. Quelle naïveté d'enfant pourtant de croire que c'est en parlant librement de soi qu'une personne se dévoile le mieux ; à force de ne garder aucun espace du secret, Simone de Beauvoir devient presque obscure aux yeux de son lecteur qui a le vertige face à la prolifération de détails qu'elle lui fournit. L'accumulation de détails sur la vie quotidienne la rend proche de toutes les femmes et c'est pourquoi, de nombreuses jeunes filles et jeunes femmes se sont identifiées à Simone de Beauvoir. Elle a admirablement su rendre compte de la vie quotidienne des femmes qui ne s'y sont pas trompées et se sont reconnues dans ses mémoires. Ces deux premiers volumes des mémoires ne sont pas une grande réussite sur le plan littéraire mais ils ne peuvent que toucher le lecteur par leur volonté d'être proche de lui. Les mémoires de Simone de Beauvoir sont inclassables, du point de vue "littéraire" mais ont le mérite d'être très proche du lecteur.


  VI.      Bibliographie

            I.      Œuvres de Simone de Beauvoir

1.    Œuvres constituant le corpus

· Mémoires d'une jeune fille rangée. Paris ; Gallimard, 1958.

· La force de l’âge. Paris ; Gallimard, 1960.

2.      Autres ouvrages auxquels nous ferons référence

Œuvres qui terminent son cycle autobiographique :

· La force des choses. Paris ; Gallimard, en II volumes, 1963.

· Tout compte fait. Paris ; Gallimard, 1972.

Les liens sont très étroits entre autobiographie, fiction et essai chez Simone de Beauvoir :

· L'Invitée. Paris ; Gallimard, 1943.

· Le deuxième sexe. Paris ; Gallimard, en II volumes, 1943.

· Les Mandarins. Paris ; Gallimard, 1954.

         II.      Etudes sur Simone de Beauvoir

· Francis Jeanson, Simone de Beauvoir ou l'entreprise de vivre. Paris ; Seuil, 1966.

· Serge Julienne-Caffié, Simone de Beauvoir. Paris ; Gallimard ; 1966.

· Claude Francis et Fernande Gantier, Simone de Beauvoir. Paris ; Perrin ; 1986.

· Toril Moil, Simone de Beauvoir ou les conflits d'une intellectuelle ; Paris ; Diderot Editeurs Arts et Sciences ; 1993.

     III.      Ouvrages critiques sur le genre des écritures du "Moi"

· Gisèle Matthieu-Castellani, La scène -judiciaire de l'autobiographie. Paris ; PUF ; 1966.

· René Demory, Le roman à la première personne. Paris Publications de la Sorbonne, Armand Colin, 1975.

· Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique. Paris. éditions du Seuil ; 1975.

· Philippe Lejeune, Le Moi des demoiselles ; enquête sur le journal de jeunes filles. Paris ; éditions du Seuil, 1993.

· Georges May, L'autobiographie. Paris ; PUF ; 1984.

· Michel Neyraut, De l'autobiographie. Paris, Confluents psychanalytiques, Les Belles Lettres ; 1988.

· Georges Gursdorf, L'au-to-bio-graphie. Paris ; Odile Jacob ; 1991.

· Frédéric Briot, Usage du monde, usage de soi. Paris ; Seuil ; 1994.

Ouvrages collectifs

· Sous la direction de M. Neyraut, De l'auobiographie. Sixième rencontre psychanalytique d'Aix-en-Provence. Paris ; Les Belles Lettres ; 1987.

     IV.      Ouvrages ayant marqué Simone de Beauvoir

· The Mill on the Floss, G. Eliot, Penguin, Popular Classics (1860).

· Le Grand Meaulnes, Alain-Fournier (1913).

 

 



[1] La force de l'âge. p. 104.

[2] Mémoires d'une jeune fille rangée p. 340.

[3] La force de l'âge, p. 36.

[4] Mémoires d'une Jeune fille rangée, p. 297.

[5] La force de l'âge, p. 661.

[6] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 96.

[7] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 18.

[8] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 123.

[9] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 195.

[10] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 73.

[11] La force de l'âge, p. 121.

[12] La force de l'âge, p. 225.

[13] La force de l'âge, p. 390.

[14] La force de l'âge, p. 136.

[15] Le deuxième sexe, p. 266‑267.

[16] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 144‑145.

[17] Le deuxième sexe, p. 131.

[18] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 317.

[19] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 261.

[20] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 460.

[21] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 439.

[22] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 25.

[23] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 20.

[24] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 44.

[25] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 153.

[26] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 258.

[27] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 263.

[28] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 269.

[29] lettre à Nelson Algren du jeudi 27 octobre 1947.

[30] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 266

[31] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 48.

[32] Mémoires d'une Jeune fille rangée, p. 59.

[33] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 452.

[34] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 321.

[35] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 242.

[36] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 359.

[37] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 371.

[38] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 409.

[39] La force de l'âge, p. 278.

[40] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 264.

[41] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 334.

[42] La force de l'âge, p. 35.

[43] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 49.

[44] La force de l'âge, p. 32.

[45] La force de l'âge, p. 18.

[46] La force de l'âge, p. 25.

[47] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 396.

[48] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 396.

[49] La force de l'âge, p. 543.

[50] La force de l'âge, p. 573.

[51] La force des choses II, p. 495.

[52] La force des choses II, p. 239.

[53] Rousseau Les confessions.

[54] La force des choses II, p. 496.

[55] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 9.

[56] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 9.

[57] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 31.

[58] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 31.

[59] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 32.

[60] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 90.

[61] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 92.

[62] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 86.

[63] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 32.

[64] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 41.

[65] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 33.

[66] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 42.

[67] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 42.

[68] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 103.

[69] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 80.

[70] Le deuxième sexe, p. 45.

[71] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 82.

[72] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 82.

[73] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 79.

[74] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 80.

[75] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 93.

[76] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 90.

[77] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 95.

[78] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 95.

[79] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 95.

[80] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 219.

[81] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 219.

[82] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 220.

[83] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 69.

[84] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 174.

[85] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 112.

[86] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 175.

[87] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 175.

[88] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 186.

[89] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 188.

[90] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 190.

[91] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 265.

[92] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 227.

[93] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 258.

[94] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 259.

[95] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 262.

[96] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 262.

[97] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 263.

[98] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 271.

[99] La force de l'âge, p. 72.

[100] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 361.

[101] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 362.

[102] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 362.

[103] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 367.

[104] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 118.

[105] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 342.

[106] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 342.

[107] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 341.

[108] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 314.

[109] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 372.

[110] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 104.

[111] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 367.

[112] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 312.

[113] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 318.

[114] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 318.

[115] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 321.

[116] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 359.

[117] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 205.

[118] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 368.

[119] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 92.

[120] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 94.

[121] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 359.

[122] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 395.

[123] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 426.

[124] La force de l'âge, p. 106.

[125] La force de l'âge, p. 105-106.

[126] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 95.

[127] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 118.

[128] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 141.

[129] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 436.

[130] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 436.

[131] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 433.

[132] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 418.

[133] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 470.

[134] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 475.

[135] La force de l'âge, p. 127.

[136] La force de l'âge, p. 35.

[137] La force de l'âge, p. 35.

[138] La force de l'âge, p. 92.

[139] Tout compte fait, p. 22.

[140] Le Pacte autobiographique, Points, Seuil, p. 14.

[141] La force de l'âge, p. 12.

[142] La force de l'âge, p. 11.

[143] La force de l'âge, p. 684.

[144] La force de l'âge, p. 35.

[145] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 237.

[146] Tout compte fait, p. 166.

[147] La force des choses II, p. 248.

[148] La force de l’âge, p. 12.

[149] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 32.

[150] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 44.

[151] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 85.

[152] La force de l'âge, p. 39.

[153] Tout compte fait, p. 39.

[154] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 256.

[155] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 357.

[156] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 382.

[157] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 442.

[158] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 474.

[159] La force de l'âge, p. 372.

[160] La force de l'âge, p. 372.

[161] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 79.

[162] Les Mots, p. 194.

[163] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 17.

[164] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 51.

[165] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 14.

[166] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 23.

[167] Tout compte fait, p. 14.

[168] Tout compte fait, p. 14.

[169] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 65.

[170] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 28.

[171] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 75.

[172] La force de l'âge, p. 24.

[173] La force de l'âge, p. 24.

[174] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 12.

[175] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 176.

[176] La force de l'âge, p. 104.

[177] La force de l'âge, p. 411.

[178] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 190.

[179] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 362.

[180] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 196.

[181] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 104.

[182] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 48.

[183] La force de l'âge, p. 62.

[184] La force de l'âge, p. 161.

[185] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 272.

[186] La force de l'âge, p. 409.

[187] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 252.

[188] La force de l'âge, p. 108.

[189] La force de l'âge, p. 109.

[190] La force de l'âge, p. 17.

[191] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 259.

[192] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 396.

[193] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 452.

[194] La force de l'âge, p. 168.

[195] La force de l'âge, p. 168.

[196] Le roman moderne in L'art du roman, p. 15, éd. Stock.

[197] L'art du roman, p. 72.

[198] La force de l'âge, p. 213.

[199] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 247.

[200] La force de l'âge, p. 178.

[201] La force de l'âge, p. 244.

[202] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 145. - 84

[203] Tout compte fait, p. 14.

[204] La force de l'âge, p. 22.

[205] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 209.

[206] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 203.

[207] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 396.

[208] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 145.

[209] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 369.

[210] Tout compte fait, p. 21.

[211] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 234.

[212] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 450.

[213] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 301.

[214] La force de l'âge, p. 73.

[215] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 324.

[216] Lettre à Nelson Algren du 8 août 1948.

[217] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 44.

[218] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 44.

[219] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 38.

[220] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 34.

[221] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 72.

[222] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 79.

[223] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 79.

[224] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 30.

[225] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 30.

[226] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 29.

[227] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 130.

[228] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 198.

[229] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 272.

[230] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 197.

[231] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 43.

[232] La force des choses, p. 285, vol. II.

[233] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 174.

[234] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. .

[235] La force de l'âge, p. 27.

[236] La force de l'âge, p. 98.

[237] La force de l'âge, p. 158.

[238] La force de l'âge, p. 76.

[239] La force de l'âge, p. 73.

[240] La force de l'âge, p. 416.

[241] La force de l'âge, p. 37.

[242] Tout compte fait, p. 21.

[243] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 37.

[244] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 55.

[245] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 55.

[246] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 66.

[247] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 66.

[248] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 20.

[249] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 32.

[250] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 85.

[251] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 82.

[252] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 83.

[253] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 59.

[254] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 60.

[255] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 64.

[256] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 85.

[257] La force de l'âge, p. 74.

[258] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 23.

[259] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 25.

[260] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 147.

[261] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 151.

[262] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 19.

[263] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 266.

[264] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 241.

[265] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 241.

[266] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 241.

[267] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 343.

[268] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 361.

[269] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 390.

[270] La force de l'âge, p. 28.

[271] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 320.

[272] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 266.

[273] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 194.

[274] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 266.

[275] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 252.

[276] La force de l'âge, p. 50.

[277] La force de l'âge, p. 418.

[278] La force de l'âge, p. 85.

[279] La force de l'âge, p. 151.

[280] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 97.

[281] La force de l'âge, p. 191.

[282] La force de l'âge, p. 604

[283] La force de l'âge, p. 604.

[284] La force de l'âge, p. 540.

[285] La force de l'âge, p. 390.

[286] La force de l'âge, p. 501.

[287] La force de l'âge, p. 501.

[288] La force de l'âge, p. 625.

[289] La force de l'âge, p. 492.

[290] La force de l'âge, p. 538-539.

[291] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 480.

[292] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 55.

[293] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 126.

[294] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 16.

[295] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 98.

[296] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 148.

[297] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 244.

[298] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 261.

[299] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 245.

[300] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 267.

[301] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 60.

[302] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 60.

[303] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 60.

[304] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 415.

[305] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 125.

[306] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 157.

[307] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 158.

[308] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 165.

[309] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 358.

[310] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 127.

[311] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 337.

[312] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 388.

[313] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 388.

[314] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 388.

[315] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 496.

[316] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 322.

[317] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 296.

[318] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 297.

[319] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 341.

[320] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 369.

[321] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 109.

[322] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 192.

[323] La force de l'âge, p. 357.

[324] La force de l'âge, p. 298.

[325] La force de l'âge, p. 73.

[326] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 65.

[327] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 53.

[328] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 53.

[329] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 98.

[330] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 25.

[331] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 78.

[332] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 96.

[333] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 33.

[334] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 204.

[335] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 77.

[336] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 76.

[337] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 99.

[338] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 141.

[339] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 226.

[340] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 264.

[341] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 231.

[342] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 291.

[343] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 341.

[344] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 381.

[345] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 481.

[346] La force de l'âge, p. 18.

[347] La force de l'âge, p. 234.

[348] La force de l'âge, p. 638.

[349] La force de l'âge, p. 639.

[350] La force de l'âge, p. 8.

[351] La force de l'âge, p. 187.

[352] La force de l'âge, p. 27.

[353] Sartre, Vogue, édition américaine, juillet 1965.

[354] La force de l'âge, p. 215.

[355] La force des choses, p. 9.

[356] La force de l'âge, p. 192.

[357] La force de l'âge, p. 202.

[358] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 226.

[359] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 226.

[360] La force de l'âge, p. 76.

[361] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 19.

[362] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 319.

[363] La force de l'âge, p. 260.

[364] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 192.

[365] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 192.

[366] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 39.

[367] Sartre, Vogue, édition américaine, 1965.

[368] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 331.

[369] La force de l'âge, p. 29.

[370] La force de l'âge, p. 27.

[371] La force de l'âge, p. 27.

[372] La force de l'âge, p. 387.