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3)   Vaincre la solitude et la mort. Des mémoires conçus comme une analyse psychanalytique

Simone de Beauvoir écrit, semble-t-il, au fil de la plume. Elle raconte sa vie avec la volonté d'être la plus exhaustive que possible. Tout devient matériau littéraire, les thèmes classiques de la littérature : la description d'un paysage, de la maison d'enfance comme celle d'un objet quelconque.

A cet égard, les annotations du troisième volume de ses mémoires La force des choses sont instructives puisque ce troisième volume des mémoires nous raconte la genèse des Mémoires d'une jeune fille rangée et de La force de l'âge. Elle écrit dans la préface de La force des choses :

« Cela m'étonne toujours qu'on reproche à un mémorialiste des longueurs, s'il m'intéresse, je le suivrai pendant des volumes, s'il m'ennuie dix pages c'est déjà trop. La couleur d'un ciel, le goût d'un fruit, je ne les souligne pas pour me complaire à moi-même, racontant la vie de quelqu'un d'autre, je noterais avec la même abondance ces détails qu'on dit triviaux ».[355]

Elle raconte tout, est-il besoin de relever certains épisodes ? Dans les Mémoires d'une jeune fille rangée, elle raconte tous les détails de ses jeux d'enfance, de ses lectures. Dans la Force de l'âge elle narre longuement tous les soubresauts de son cœur, et parfois grand drame pour notre auteur, elle n'a plus rien à nous raconter car rien dans sa vie ne se déroule de passionnant. Alors elle se tourne vers les histoires des autres et observe ses relations, ses amis, elle retrouve les habitudes de la petite fille qui observait de son balcon les gens avec sa longue-vue :

« Il me restait beaucoup de temps à tuer. Si cette année ne sombra pas toute entière dans la fadeur, c'est qu'elle fut traversée par une tragédie : l'histoire de Louise Perrón ».[356]

Quelle façon déplacée de s'exprimer lorsqu'il s'agit de raconter l'histoire d'une femme qui sombre dans la folie par amour pour un écrivain que Beauvoir nomme J.B. et qui n'est autre que Malraux. Beauvoir nous raconte en détail l'histoire de la pauvre Louise Perrón :

« Je revis Louise dans les premiers jours de Janvier au café Le Métropole, elle était maigre et jaune, les mains moites, et tout son corps tremblait. "J'ai été malade, très malade". Elle avait connu lors de ses deux dernières semaines une espèce de dédoublement, et elle me dit combien il était désagréable sans répit de se voir ». [357]

Elle ne cache rien au lecteur, ses mémoires semblent construites dans une sorte d'hypertrophie du "tout-dire". Ainsi ne cache-t-elle rien à son lecteur de ses désirs sexuels, à dix-sept ans, elle est encore ignorante des réalités de la chair :

« Quand mon cavalier me serrait dans ses bras et m'appliquait contre sa poitrine, j'éprouvais une sensation bizarre qui ressemblait à un vertige d'estomac, mais en plus bizarre que j'oubliais moins facilement... ».[358]

Elle conclut de cette expérience : « A douze ans, mon ignorance avait pressenti le désir, la caresse, à dix-sept ans, théoriquement renseignée, je ne savais même plus reconnaître le trouble ».[359]

Elle raconte d'autres désirs qu'elle s'avoue cette fois-ci beaucoup plus tard, alors qu'elle est âgée de vingt-deux ans et qu'elle a connu l'amour de Sartre : « Dans le métro, un matin encore engourdie de bruit, je regardais les gens et je me demandais : "connaissent-ils cette torture ? Comment se fait-il qu'aucun livre ne m'en ait jamais décrit la cruauté ?" Peu à peu la tunique se défaisait, je retrouvais contre mes paupières, la fraîcheur de l'air... ».[360]

Surtout, Simone de Beauvoir ne nous cache rien de sa peur de la maladie et de la mort. Relevons quelques passages particulièrement significatifs. « Je pressentais ma propre absence, je pressentais la vérité fallacieusement conjurée de ma mort ». [361] affirme-t-elle au sujet de ses cinq ans. A l'adolescence, cette peur de la mort ne l'a pas quittée, particulièrement dans les moments d'ennui, d'oisiveté.

Sa vie n'ayant plus de sens, elle sent de façon encore plus profonde l'approche de la mort : « Et déjà la mort, me rongeait, comme je m'étais engagée dans aucune entreprise, le temps se décomposait en instants qui, indéfiniment se reniaient. Je ne pouvais pas me résigner à cette mort multiple et fragmentaire » [362], affirme-t-elle alors qu'elle est adolescente.

Sa crainte de la solitude est également un leitmotiv de son œuvre : « Je suis seule. On est toujours seul. Je serais toujours seule »[363], écrit-elle dans son journal alors qu'elle est âgée de vingt ans.

Ces deux craintes s'accroissent encore lorsque la jeune fille ne croit plus en Dieu. Elle est très compréhensible puisque Dieu aurait été le seul capable de la sauver de sa peur de la mort et de la solitude. Elle décrit la découverte de la non existence de Dieu :

« Naguère, je me tenais au centre exact d'un vivant tableau dont Dieu avait trahi les couleurs et les lumières... Soudain tout se taisait. Quel silence ! Seule, pour la première fois, je pressentais le sens de ce mot terrible. Seule ! Sans témoin, sans interlocuteur, sans recours. Mon souffle dans ma poitrine, mon sang dans mes veines, et ce remue-ménage dans ma tête, cela n'existait pour personne ».[364]

Elle s'effraye également de la possibilité de sa mort : « Je fis une autre découverte. Un après-midi à Paris, je réalisai que j'étais condamnée à mort. Il n'y avait personne que moi dans l'appartement et je ne refrénai pas mon désespoir ». [365]

Racontant ses craintes, les extériorisant, elle se sauve du désespoir et tente d'établir des liens privilégiés avec son lecteur. Elle est là toute entière, avec ses souffrances, ses doutes : ils sont tous les deux dans une sorte de microcosme qu'elle crée et d'où toute intrusion de l'extérieur devient impossible. L'écriture est bien plus une thérapie qu'une création artistique car le risque dans sa vie tout lui convient elle n'écrit plus : « Je n'avais pas beaucoup lu, mon roman ne valait rien, mais j'avais exercé mon métier sans ennui, je m'étais enrichie d'une passion nouvelle, je sortais victorieuse de l'épreuve à laquelle j'avais été soumise » [366] écrit-elle après sa première année de professorat au cours de laquelle elle a été très heureuse.

Le bonheur n'est pas lié à l'acte scripturaire, celle-ci n'est qu'un palliatif lorsque quelque chose dans la vie se dérègle. L'étude lorsqu'elle est une petite fille puis l'écriture, une fois adulte la soulage et lui permettent d'oublier ses angoisses : l'étude est un dérivatif à l'insatisfaction de sa vie quotidienne. Son écriture suit les fluctuations des cours de sa vie, cf. La force de l'âge, p. 73, affirme-t-elle à vingt-deux ans alors qu'elle se contente de vivre au jour le jour sans projet. Le lecteur est le témoin des variations de son caractère. En les couchant sur le papier, elle peut espérer aller mieux, Simone de Beauvoir est là avec ses joies, ses peines, son expérience de la vie. Elle ne cesse de s'analyser, de s'explorer, de tenter de se comprendre. Elle se pose sur elle-même un grand nombre de questions ainsi que sur sa personnalité. A chaque fois qu'elle s'interroge sur un acte qu'elle a fait ou un de ses goûts, elle remonte à l'enfance, à l'adolescence. Dans La force de l'âge, elle analyse longuement la jeune fille des Mémoires d'une jeune fille rangée : « Je suis longtemps restée indifférente au décor dans lequel je vivais » dit-elle en pensant à la jeune fille qui rêvait d'une chambre pour elle seule. Elle cherche, seule, des explications à certains de ses comportements sans les trouver réellement.

Elle le confirme dans La force de l'âge : « Je me suis lancée dans une imprudente aventure quand j'ai commencé à parler de moi on commence on n'en finit pas ». Cette entreprise est sans fin comme le sont les profondeurs du moi que Simone de Beauvoir explore.

Elle se décharge en réalité sur le lecteur de ses peurs, de ses craintes et noue un rapport tout particulier avec lui. Sartre affirmait qu'elle avait un rapport "juste" avec le public, c'est-à-dire qu'elle se situait sur un plan d'égalité avec lui :

« Les gens sont toujours engagés vis-à-vis d'elle par rapport à ce qu'elle dit. Il y a chez elle une manière de mettre en question l'autre personne tout de suite mais en amitié. Elle ne prend jamais de supériorité sur ses lecteurs. La façon dont elle parle d'elle, c'est une façon de parler des autres ».[367]

Elle veut parler à son lecteur de la façon la plus simple possible. Elle n'organise pas spécialement son écriture et écrit comme elle parle. Ainsi retrouve-t-on des formules de l'oralité dans ses mémoires. Elle n'a pas construit ses mémoires suivant l'élégance des autres œuvres littéraires et ne respecte pas les règles de la démonstration cartésienne. Ses idées ne sont pas organisées de façon précise mais semblent être écrites dans l'ordre suivant lequel elles se sont présentées à son esprit. Elle parle à son lecteur de la façon dont un malade s'exprime face à son psychiatre : en toute liberté et sans rien cacher. Les pages de ses mémoires, comme celle de son journal intime nous mettent en présence de sa voix, elle apparaît toute entière avec ses tournures de pensée, sa façon de s'exprimer.

Elle abuse des deux points et de l'usage du discours direct, ce qui rend ses mémoires très peu littéraires, au sens strict du terme. Elle raconte sa rencontre avec Simone Weil : « Je réussis un jour à l'approcher. Je ne sais plus comment la conversation s'engagea : elle déclara d'un ton tranchant qu'une seule chose comptait, la Révolution qui donnerait à manger à tout le monde. Je rétorquai, de façon non moins péremptoire, que le problème n'était pas de faire le bonheur des hommes mais de trouver un sens à leur existence ».[368] Parlant de façon intense avec le lecteur celui-ci se trouve confronté à une psyché différente de la sienne. Le lecteur réagit forcément à ce qu'il lit car Simone de Beauvoir lui parle de thèmes qui le touchent car ils sont universels (l'amour, la mort... ). Lorsque les premiers travaux sur la psychanalyse sont publiés au début des années trente, Beauvoir est alors jeune professeur elle affirme avoir repoussé les thèses freudiennes avec violence tant la part que ce dernier donnait à la sexualité était importante ; mais les psychanalystes ne nous ont-ils pas appris qu'un refus violent de quelque chose était la preuve qu'on y portait un grand intérêt et Beauvoir ne ferait-elle pas une dénégation à l'égard de la psychanalyse ?

« La psychanalyse nous aurait proposé des réponses si nous l'avions consultée. Elle commençait à se répandre en France et certains de ses aspects nous intéressaient. En psychopathologie, le "monisme endocrinien" de Georges Dumas nous semblait - comme à la plupart de nos camarades - inacceptable. Nous accueillions avec fureur l'idée que les symptômes ont une signification et que celle-ci renvoie à l'enfance du sujet. Mais nous nous arrêtions là ; en tant que méthode d'exploration de l'homme, nous récusions la psychanalyse ».[369]

Même si elle rejette la psychanalyse, Beauvoir utilisait avec Sartre une sorte de psychothérapie ou du moins l'équivalent de ce que les psychiatres surnomment une psychothérapie comportementale qui permet aux malades de mieux s'adapter aux situations difficiles de la vie quotidienne.

Beauvoir et Sartre dédramatisent les situations difficiles qu'ils rencontrent en les jouant à la façon d'une pièce de théâtre :

« Ainsi nos humeurs ne nous apparaissaient-elles pas comme une fatalité sécrétée par nos corps, mais comme des déguisements que nous revêtions par perversité et dont nous nous dépouillons à notre gré. Pendant toute notre jeunesse, et même au-delà nous nous livrâmes à des sommaires psychodrames chaque fois que nous eûmes à affronter des situations désagréables ou difficiles : nous les transposions, nous les explorions de long en large et cela nous aidait beaucoup à les dominer ».[370]

Elle porte une grande attention aux troubles mentaux, aux "traitements" de la folie et raconte deux visites dans un asile ; au cours desquelles elle observe avec attention et crainte les malades. Elle se passionne également pour le cas d'une de ses collègues qui, très amoureuse d'un écrivain célèbre surnommé JB et n'est autre que Malraux sombra dans la folie. Après cette rencontre avec Louise Perrón, elle trouve Sartre fade, or lui n'est pas fou : « Ce fut l'unique occasion de ma vie où la conversation de Sartre me parut plate : "C'est vrai ! vous n'êtes pas fou ! lui dis-je avec humeur [...]" ».[371]

Tous les cas de faits divers la passionnent à chaque fois qu'elle peut soupçonner que la folie s'y cache : elle se penche sur les sœurs Papin, qui lui semble également relever de la folie : « Avec leurs cheveux ondulés et leurs collerettes blanches que Christine et Léa semblaient sages sur l'ancienne photo que publiaient certains journaux. » Elle se pose les mêmes questions qu'un psychiatre et cherche toujours à remonter à l'enfance, aux causes de la "maladie", ces méthodes d'observation semblent être celles d'un médecin. Mais elle souligne dans Tout compte fait que son univers projeté dans celui de la psychanalyse l'effrayerait partiellement. Alors elle écrit, sur elle-même et s'analyse longuement dans ses mémoires ; la psychanalyse se déroule dans l'écriture ; d'ailleurs toutes ses œuvres peuvent être considérées comme une image d'elle-même qu'elle projette dans ses romans à travers de multiples personnages.

Simone de Beauvoir projette ainsi sa personnalité en dehors d'elle-même et semble vouloir la regarder ou du moins la tenir à distance respectueuse d'elle-même. Ce faisant, elle se débarrasse d'une partie de ses anxiétés. Ainsi l'écriture de L'Invitée lui a-t-elle permis de résoudre le problème de l'existence de l'autre :

« Françoise a renoncé à trouver une solution éthique au problème de la coexistence ; elle subit l'Autre, comme un irrémédiable scandale, elle s'en défend en suscitant dans le monde un fait brutal et irrationnel : un meurtre ».[372]

Si Simone de Beauvoir tient tellement à se débarrasser de ses angoisses, c'est parce qu'elle a toujours désiré "tenir" sa vie entre ses mains. La petite fille rêvait d'être son commencement et sa propre fin. Elle veut que tout dans sa vie soit "parfait" et conduit selon ses propres désirs. A cet égard, on comprend son enthousiasme à l'égard de la doctrine existentialiste puisque celle-ci promet à l'homme de pouvoir réaliser ce qu'il veut et lui ouvre la possibilité de construire son avenir. Ecrire ses mémoires lui permet de créer une version de sa vie qui lui plaît, et qu'elle peut dominer entièrement. Mêler les théories existentialistes et le genre des mémoires lui permet de s'ouvrir vers l'avenir, tout en satisfaisant sa volonté de maîtriser sa vie.

 

 

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[355] La force des choses, p. 9.

[356] La force de l'âge, p. 192.

[357] La force de l'âge, p. 202.

[358] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 226.

[359] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 226.

[360] La force de l'âge, p. 76.

[361] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 19.

[362] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 319.

[363] La force de l'âge, p. 260.

[364] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 192.

[365] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 192.

[366] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 39.

[367] Sartre, Vogue, édition américaine, 1965.

[368] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 331.

[369] La force de l'âge, p. 29.

[370] La force de l'âge, p. 27.

[371] La force de l'âge, p. 27.

[372] La force de l'âge, p. 387.