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3)   L'acceptation d'autrui

Simone de Beauvoir a connu une enfance solitaire. Nous étudierons les scènes d'enfance racontées dans les Mémoires d'une jeune fille rangée, et nous pourrons constater que celles-ci nous présentent toujours une petite fille solitaire qui ne s'adonne jamais à des jeux de groupe. Mais avant de nous tourner vers sa difficile relation à autrui, peut-être nous faut-il chercher les causes de sa solitude qui se prolongea jusqu'à l'âge adulte. Les Beauvoir ont élevé leur petite fille dans l'idée qu'elle était exceptionnelle. Elle doit ce suprême privilège à ses parents qui sont, eux aussi, des êtres d'exception. Le mérite des Beauvoir rejaillit sur leur fille. Ils sont cultivés, font du théâtre amateur mais leur situation financière n'est pas proportionnelle à leur éducation. Celle-ci se dégrade au fur et à mesure que la petite fille grandit et les Beauvoir changent d'appartement, et passent du bel appartement boulevard de la Rotonde à un appartement beaucoup plus étroit rue de Rennes. Son père pour pallier la pauvreté de sa situation financière s'empressait de récupérer celle-ci par ses qualités intellectuelles et morales. Il a beaucoup lu, et possède une licence de droit. Toutefois, les portes de la bonne société française lui furent toujours fermées et il eut le sentiment d'être toujours en "porte-à-faux" dans la société. Aussi tenta-t-il de pallier sa situation en étant admiré et reconnu au sein de sa famille. Dès que Simone entre au Cours Désir, au mois d'octobre 1913, (elle est âgée de cinq et demi), son père s'intéresse à ses progrès : « Personne dans mon entourage n'était aussi drôle, aussi intéressant, aussi brillant que lui ; personne n'avait lu autant de livres, ne savait par cœur autant de vers, ne discutait avec autant de feu ». [243]

La petite fille s'empresse de reconnaître les qualités de son père. Elle continue à le croire supérieur aux autres hommes qu'elle connaît jusqu'à la pré-adolescence : « Toute petite, il m'avait subjuguée par sa gaîté et son bagou ; en grandissant, j'appris à l'admirer plus sérieusement ; je m'émerveillai de sa culture, de son intelligence, de son infaillible bon sens ».[244] Elle admire également profondément sa mère et le jugement de celle-ci est équivalent pour elle à celui de Dieu :

« A tout instant jusque dans le secret de mon cœur, elle était mon témoin et je ne faisais guère de différence entre son regard et celui de Dieu ».[245]

Ses deux parents lui apparaissent comme des modèles absolus. Le monde familial est un microcosme du monde. Ses parents, puisqu'ils détiennent toutes les qualités, connaissent le bien et le mal, représentent ce que la société possède de meilleur. L'appartement où ils vivent, du moins le premier appartement, celui de la rue Vavin, est un monde à lui tout seul. Notre auteur affirme avoir exploré le monde en se blottissant sous le bureau de son père. Ce microcosme la rassure et lui apprend à envisager le monde de façon heureuse. L'appartement de la petite enfance est adoré car il reflète l'amour que la fillette portait à ses parents. Ces derniers lui apprennent à se considérer comme supérieure aux autres enfants :

« Au Luxembourg, on nous interdisait (Simone et sa sœur Hélène dite Poupette) de jouer avec les autres petites filles inconnues ; c'était évidemment parce que nous étions faites d'une étoffe plus raffinée ». [246]

Sans nul doute, les Beauvoir désirent-ils prendre une revanche sur leur situation financière en élevant leurs filles comme des aristocrates. Il en résulte que la petite fille a dès ses six ans une conscience aiguë de son moi : « Je suivais le catéchisme dans la chapelle du cours, sans me mélanger au troupeau des enfants de la paroisse. J'appartenais à une élite ».[247] La petite fille est persuadée d'être différente des autres enfants, et même n'est pas tout à fait sûre d'être une enfant. Elle est une adulte en miniature : « Je me promis lorsque je serais grande de ne pas oublier qu'on est à cinq ans, un individu complet ». [248] De ce statut de petite femme, elle tire le privilège de pouvoir se comparer aux adultes : « A la Grillère, lorsque je mangeais des noisettes, la vieille fille qui servait d'institutrice à Madeleine déclara doctement : "les enfants adorent les noisettes" ».[249] Simone de Beauvoir explique sa prise de conscience de son moi par le comportement de sa famille. Elle a réagi de la sorte parce que ses parents lui ont affirmé sa supériorité.

La petite fille nous est présentée comme une dame bourgeoise en miniature : « L'image que je retrouve de moi aux environs de l'âge de raison est celle d'une petite fille rangée, heureuse et passablement arrogante ».[250] Simone de Beauvoir décrit le développement psychologique normal d'un enfant.

Les psychologues de l'enfance dont Henri Wallon dans son ouvrage L'évolution psychologique de l'enfant inspiré des travaux de Jean Piaget explique que tous les enfants jusqu'à l'âge de trois ans n'ont pas conscience de leur moi et se confondent avec leurs parents. Puis de trois à sept ans ils considèrent leur famille comme le centre du monde tout en prenant conscience de leur moi, c'est le stade dit de l'égocentrisme, enfin à l'âge de raison, ils s'ouvrent au monde extérieur et relativisent la position occupée par leur famille et eux-mêmes. Notre auteur détourne ce processus tout à fait dans la norme pour critiquer l'éducation donnée aux enfants dans la bonne bourgeoisie française du début du siècle. Quoi qu'il en soit, la prise de conscience de son moi et le sentiment de sa supériorité la poussent à rejeter ses petits camarades. Les scènes de jeu décrites sont toutes des scènes d'intérieur. La petite Simone lit des livres pour enfant ou joue à des jeux "d'imagination" qu'elle a inventé avec sa sœur. Elle ne profite de la nature que pendant les grandes vacances à Meyrignac.

A Paris, elle reste "enfermée" dans l'appartement familial. Si bien que, à cinq ans, alors qu'elle ne sait pas encore lire, elle rêve, nous dit-elle, de s'enfermer dans les allées du cabinet de lecture de sa mère, situé rue Saint-Placide qui la fascine. Par manque d'initiative et surtout par manque d'argent, ses parents lui ont offerts comme seul loisir la lecture : ils ont fait d'elle une philosophe en miniature et ne lui ont donné qu'une seule possibilité d'avenir : celle de devenir une intellectuelle.

Notre auteur ne veut pas se laisser envahir par la tristesse ou le ressentiment que pourtant, nous sentons bien naître à travers ses souvenirs. Fidèle à son parti pris d'optimisme, elle montre que la petite fille savait déjà profiter des éléments qui pouvaient la rendre heureuse. La pauvreté de ses distractions s'accentue à Paris. Les liens qu'elle établit avec le monde extérieur sont rares. Sa seule distraction consiste à regarder les passants de son balcon de la rue Vavin. La fillette entretient d'étranges rapports avec autrui : elle gardera cette habitude du voyeurisme toute sa vie. Goût qui lui permet d'éviter les risques d'une confrontation.

La petite fille ne se mêle pas aux autres enfants, et les méprise à cause de leur manque de sérieux et de leur laideur. Elle est persuadée d'être d'une grande beauté. Sa beauté vient surtout de sa singularité puisqu'elle appartient à une "espèce rare" : celles des brunes aux yeux bleus (cf. Mémoire d'une jeune fille rangée, p. 13). A sa beauté s'ajoute ultérieurement le sentiment de son intelligence et de son prodigieux sérieux.

Simone de Beauvoir ne dresse le portrait d'aucun de ses partenaires de jeux, elle n'a pas de petits camarades et n'appartient, bien sûr, à aucun groupe. Les seules remarques à l'égard d'éventuels compagnons de jeux sont négatives et servent à déprécier les autres enfants : « La petite fille était laide, sotte et portait des lunettes : je m'étonnai un peu mais je ne me vexai pas ».[251] Se souvenant des enfants des amis de ses parents qui la trouvaient insupportable, elle écrit : « Je ne pouvais être blessée par des enfants qui manifestaient leur infériorité en n'aimant pas le croquet aussi ardemment que je l'aimais ». [252]

La petite fille dénigre beaucoup d'enfants, mais elle semble surtout éviter les enfants qui pourraient la faire descendre de son piédestal et limiter sa toute-puissance. Ainsi nous dresse-t-elle le portrait de certaines petites filles qui la fascinaient durant son enfance et son adolescence. A chaque fois, elle met au point une stratégie de défense pour que ces petites filles ne relativisent pas l'importance qu'elle s'accorde : « Elle s'appelait Marguerite de Thericourt et son père possédait une des plus grosses fortunes de France. » La petite Simone, âgée de neuf ans, veut se protéger de cette enfant trop parfaite qui l'amènerait à une douloureuse confrontation en l'éloignant. Quelques années plus tard, alors que notre mémorialiste est âgée de quinze ans, elle retrouve cette admiration vis-à-vis d'une jeune fille nommée Clotilde :

« Je fus sensible aux charmes du paysage mais plus encore à la grâce de Clotilde ; elle m'invita le soir à venir dans sa chambre et nous causâmes. Elle avait passé ses bachots, lisait très peu, étudiait assidûment le piano... Je m'engouai d'elle ». [253]

Elle retrouve son attitude de défense face à l'autre, et se refuse à être confrontée avec Clotilde. Simone rejette tous les enfants de son entourage. Durant son enfance, elle ne joue qu'avec sa sœur Hélène dite Poupette. Ce personnage ne peut pourtant pas être considéré comme une véritable rencontre avec l'altérité puisqu'elle considère sa sœur comme un reflet d'elle-même. D'ailleurs toute la famille semble avoir poussé Simone à considérer sa sœur de cette façon. Hélène n'existe que comme une copie de Simone.

Non seulement dans la sphère privée, mais également dans la sphère publique, à l'école, les adultes ne distinguent pas la cadette de l'aînée. La cadette est inférieure à son aînée : « Au cours Désir, ces demoiselles avaient coutume de donner les aînées en exemple aux cadettes ».[254] Simone exerce sur Hélène sa toute puissance et sa volonté de démiurge. Simone joue également au professeur avec Hélène qui devient son élève soucieuse. Hélène n'est pas considérée par Simone comme "l'autre" par excellence mais comme un être qu'elle doit former :

« Grâce à ma sœur, ma complice, ma sujette, ma créature, j'affirmais mon autonomie. Il est clair que je ne lui reconnaissais que l'égalité dans la différence ce qui est une façon de prétendre à la prééminence ».[255]

L'autre enfant avec lequel elle établit des relations privilégiées appartient également à la sphère familiale : c'est son cousin Jacques. Le cousin Jacques est un adulte aux yeux de la fillette : « Il parlait aux ouvriers d'un ton protecteur ».[256] A l'adolescence, il tient à l'égard de Simone le rôle que cette dernière avait tenu pour sa sœur. Il lui conseille des lectures, lui apprend à observer un tableau, il la forme et la modèle.

Simone de Beauvoir semble incapable de pouvoir entretenir une véritable relation avec autrui. Elle analyse ce trait de son caractère de la façon suivante : « Peut-être n'est-il commode pour personne d'apprendre à coexister avec autrui, je n'en avais jamais été capable. Je régnais ou je m'abîmais ».[257] Les seuls liens que la petite fille, puis la femme est capable d'entretenir avec autrui sont ceux de l'admiration ou ceux du rejet. D'ailleurs, ces deux sentiments peuvent être ressenti successivement à l'égard d'une même personne. Ainsi Simone de Beauvoir change-t-elle d'attitude à l'égard de ses parents. Elle considère lorsqu'elle est petite fille que ses parents possèdent la vérité. Mais dès l'âge pré-scolaire, l'univers des adultes lui montre ses failles, ses parents et Louise (la bonne) gardent leur statut de dieux, la petite fille ne critique que les adultes dénigrés par ses parents : « Parmi les gens que je devais aimer et respecter, il y en avaient que, sur certains points, mes parents blâmaient. [...] J'approuvais hautement la cause de maman "chez qui avez-vous été hier ?" demandait tante Lili. "Je ne vous le dirai pas maman me l'a défendu". Elle échangeait avec ma mère un long regard. Il leur arrivait de faire des réflexions désobligeantes : "Alors ? ta maman trotte toujours ?" ». [258]

Pourtant, la petite Simone surprend un jour une dispute entre ses parents et ces derniers en sont gravement déconsidérés : « Je me trouvais dans le jardin avec Louise et une autre personne que je n'identifie pas ; il faisait nuit ». [259]

Sa mère est la première à être jugée par la petite fille. Dorénavant, Simone ne voit plus que les failles de sa mère : « La sollicitude de ma mère me pesait. Elle avait ses idées qu'elle ne se souciait pas de justifier, aussi ses décisions me paraissaient-elles souvent arbitraires ».[260]

Peu de temps après, Simone perd l'estime qu'elle vouait à son père : elle réalise qu'il existe une forte solidarité entre ses parents. Le père cesse d'être une divinité : « Je me persuadai qu'une silencieuse alliance existait entre lui et moi. Je perdis cette illusion. Pendant un déjeuner, on parla d'un grand cousin dissipé qui considérait sa mère comme une idiote : de l'aveu de mon père elle l'était en effet. Il déclara cependant avec véhémence "un enfant qui juge sa mère est un imbécile". Je devins écarlate et je quittai la table en prétextant un malaise : je jugeais ma mère ».[261]

Cet amour suivi d'un rejet à l'égard de ses parents désigne un mécanisme que notre auteur reproduit à plusieurs reprises dans sa vie. Lorsque la haine succède à l'amour, Simone de Beauvoir doit se protéger de cet autrui devenu gênant. Autrui devient une menace. Dès la petite enfance, elle apprend à se protéger des adultes. Elle refuse de céder aux ordres des grandes personnes, d'ailleurs, son refus n'est pas en rapport avec les ordres qui lui sont donnés mais semble être un principe de base.

La petite fille veut, déjà, être libre d'agir à sa guise et refuse que ses joies puissent être anéanties à cause de la fantaisie d'une autre conscience. Surtout si ses consciences refusent l'examen critique et se basent sur des principes essentialistes : « Je refusais de céder à cette force impalpable : les mots ; ce qui me révoltait c'est qu'une phrase négligemment lancée : "Il faut ; il ne faut pas" ruinât en un instant mes plaisirs et mes joies... ».[262] Une fois adolescente, elle cesse de considérer ses parents comme des divinités. Ils deviennent des consciences contre lesquelles elle doit lutter. Toute conversation avec eux se révèle être semée d'embûches car ils parlent avec un langage essentialiste : « Les conversations les plus innocentes recelaient des pièges ».[263]

La conscience de ses parents, la menace, l'enferme. Le champ lexical de l'enfermement est employé tout au long du premier volume des mémoires. : « Les conversations les plus innocentes recelaient des pièges » ; « On m'enfermait dans ce monde » ; « J'essayais de me blinder » ; « Je rentrais dans ma coquille ».

Cette prise de conscience que l'autre la menace, notre auteur la connaît notamment avec une camarade de Sorbonne qu'elle nomme Blanchette Weiss. Elle sympathise avec elle parce qu'elle est fascinée par ses dons philosophiques et sa capacité d'analyse mais elle rompt tout lien avec elle dès qu'elle réalise que cette jeune sorbonnarde serait prête à épouser un homme riche pour assurer sa subsistance : Blanchette Weiss risque d'introduire une faille dans le monde parfait que s'est organisée notre étudiante en philosophie.

A vingt ans, la jeune fille peut s'introduire dans les milieux étudiants. Mais d'un côté, les étudiants aux mœurs libérales l'effrayent, tandis que de l'autre les "talas", car tel est le surnom donné aux jeunes étudiants encore imprégnés de morale chrétienne et qui pratiquent la religion de leurs parents l'ennuient. Simone de Beauvoir ne peut donc que s'entendre avec des étudiants "solitaires'' comme elle : Blanchette Weiss ou Pradelle (en réalité Merleau-Ponty). Blanchette Weiss, comme nous l'avons déjà dit précédemment la choque, car elle est prête à faire un mariage d'argent (cf. Mémoire d'une jeune fille rangée, p. 331) et elle ne trouve pas non plus d'accord parfait avec Pradelle car ils ont une vision de la réalité sociale totalement différente. Ce dernier ne distingue pas les gens en deux catégories comme le fait notre auteur.

En effet, la jeune fille intransigeante qu'elle était différenciait les élites d'un côté, de l'autre les barbares. Elle porte à l'égard de nombreuses personnes un jugement très dur : « Mon manichéisme opposait à une minuscule élite, une immense masse indigne d'exister ».[264] Plutôt que de modifier sa façon de voir la société, elle préfère relativiser l'importance de ce dernier au sein de ses amitiés et elle se détache peu à peu de lui :

« Je m'aperçus vite que malgré nos affinités il y avait entre Pradelle et moi bien de la distance. Dans son inquiétude purement cérébrale, je ne reconnaissais pas mes déchirements. Je le jugeais "sans complications, sans mystère, un écolier sage" ».[265]

Le jeune homme est comme elle un intellectuel et ils ont les mêmes goûts littéraires. Toutefois, elle ne se reconnaît pas en lui, précisément à cause de ce problème de sa relation à autrui qui tient tellement au cœur de la jeune fille, alors qu'elle est d'une intransigeance absolue dans sa relation à l'autre, Pradelle est beaucoup plus conciliant. Nous avons parfois l'impression d'assister à la lutte d'un Philinte et d'un Alceste : Simone de Beauvoir tiendrait, bien sûr, le rôle d'Alceste : « Ce qui me séparait de tous les autres, c'était une certaine violence que je ne rencontrais qu'en moi. Cette confrontation avec Pradelle me renforça dans l'idée que j'étais vouée à la solitude ».[266] Dès qu'elle pressent que l'autre est différent d'elle, Simone de Beauvoir le rejette. Ainsi, à vingt ans, s'éloigne-t-elle progressivement, et si elle ne le fait pas en acte elle le fait au moins en pensée, des amis de son adolescence : « Je n'aimerais personne, personne n'était assez grand pour qu'on l'aime... Je n'espérais même plus connaître avec aucun être humain une véritable entente ».[267]

Plutôt que de tenter une éventuelle conciliation avec autrui, la jeune fille intransigeante conclut : « Je ne suis pas comme les autres, je m'y résigne... mais je ne me résignais pas ».[268]

Autrui doit lui être aussi transparent et compréhensible qu'elle-même, car le présupposé des Mémoires de Simone de Beauvoir est bien la possibilité d'être transparent à soi-même et de pouvoir parfaitement se connaître. Elle ne tente pas de comprendre l'autre et le prend tel qu'il lui apparaît. Elle comprend seulement, nous affirme-t-elle aux alentours de ses vingt ans, qu'il existe souvent un fossé entre les apparences des gens et ce qu'ils sont réellement. Cette grande "révélation" se produit alors qu'elle passe des vacances, à Laubardon, chez les Mabille. Stépha, la gouvernante des enfants Mabille lui révèle que les aînés de la famille, qui ont l'air si sages, fréquentent les bars de Montparnasse. Notre mémorialiste conclut : « Je me rendis compte que je prenais les gens tels qu'ils se donnaient ; je ne les soupçonnais pas d'avoir une autre vérité que leur vérité officielle ; Stépha m'avisait que ce monde policé avait des coulisses. Cette conversation m'inquiéta... ».[269]

Notre auteur affirme qu'elle a toujours été peu douée pour la psychologie : elle se trompe souvent sur l'apparence des gens, et ne soupçonne jamais leur face cachée. Aussi lorsque la psychologie se développe et que les premiers grands textes sur la psychanalyse de Freud sont publiés en France au début des années trente, Simone de Beauvoir qui est professeur et compagne de Sartre n'en comprend pas l'intérêt et la prodigieuse nouveauté qu'ils constituent pour mieux comprendre l'homme :

« Nous n'avions guère lu de Freud que ses livres sur L'interprétation des rêves et la Psychopathologie de la vie quotidienne : ils nous avaient rebutés par leur symbolisme dogmatique et par l'associationnisme dont ils étaient entachés ».[270]

La jeune femme est si hermétiquement fermée à l'existence d'autrui qu'elle se désintéresse de l'éclosion des nouvelles sciences comme la psychanalyse, et la psychologie qui donnent à autrui une importance fondamentale. Elle se considère pendant longtemps comme une pure conscience repliée sur elle-même. Elle entre en littérature et se décide à tenir un journal :

« Autrefois, je me convenais, mais je me souciais peu de me connaître, désormais je prétendis me dédoubler, je me regardai, je m'épiai ; dans mon journal je dialoguai avec moi-même. J'entrai dans un monde dont la nouveauté m'étourdit ».[271]

Se parler à elle-même lui évite toute confrontation douloureuse avec autrui. Elle se méfie, en effet, de l'oralité et lui préfère la sécurité de l'écrit. Ainsi refuse-t-elle de parler : « Je me taisais énormément, même avec mon père, je n'avais pas la moindre chance d'influencer ses opinions ; mes arguments s'écrasaient contre un mur : une fois pour toutes et aussi radicalement que ma mère, il m'avait donné tort... » [272]. La jeune fille ne parvient pas à parler sincèrement avec ses parents et plutôt que de porter des masques et de dissimuler les apparences elle préfère se taire. Nous retrouvons l'exigence de sincérité qui l'a occupée toute sa vie, elle ne peut se résoudre à dissimuler les apparences et doit se blinder pour ne pas affronter la conscience des autres.

Lorsqu'elle ne croit plus en Dieu, elle dissimule soudainement les apparences et ne peut alors s'ouvrir à personne au sujet de son incroyance. Elle cache alors à toute sa famille, à Zaza, mais également à ses professeurs du cours Désir son incroyance : « Je n'envisageai pas de m'ouvrir à mon père : je l'aurais jeté dans un terrible embarras ».[273] Pendant toute son adolescence et sa jeunesse, notre mémorialiste n'aspire qu'à une seule chose : pouvoir se taire.

Dans le milieu essentialiste où elle a été élevée, les adultes apprennent aux enfants que les mots recouvrent exactement la réalité mais la jeune fille apprend très vite à se méfier du langage, lorsqu'elle réalise qu'elle est souvent en désaccord avec les opinions des adultes. C'est ainsi que lorsque Louise, sa bonne qu'elle adore, traite sa mère d'excentrique, la petite fille réalise que ce mot n'a rien à voir avec la réalité. De la même façon, elle réalise que dans son milieu la façon dont on traite les choses ne recouvre pas exactement la réalité. Les mots peuvent être trompeurs.

La jeune femme, décide pendant sa jeunesse et son adolescence, de se taire plutôt que d'avoir à utiliser un langage "trompeur" ce qui d'avance lui répugne « Je m'étais toujours débattue contre l'oppression du langage à présent je me répétais la phrase de Barrès : "Pourquoi les mots, cette précision brutale qui maltraite nos complications ?" ».[274]

Elle se ferme aux autres, se veut tout à fait opaque : « Dans la famille et parmi mes intimes on s'étonnait de mon débraillé, de mon mutisme, de mon impolitesse ; je passai bientôt pour une espèce de monstre ».[275] Elle découvre le thème de l'ineffable, selon elle, de nombreux éléments du réel sont intraduisibles en mots : la jeune fille apprend à se méfier du langage.

Elle garde cette méfiance envers les mots pendant de nombreuses années puisque une fois compagne de Sartre et philosophe célèbre, elle redoute le moment de se mettre à écrire. Les mots peuvent la trahir, elle le sait, et par conséquent redoute de ne pas pouvoir faire passer toutes ses émotions à travers le papier : « Je me disais que les mots ne retiennent la réalité qu'après l'avoir assassinée ils laissent échapper ce qu'il y a en elle de plus important sa présence ».[276]

La jeune fille choisit surtout de se taire face à ceux qui pourraient l'empêcher de parvenir à ses buts. Autrui devient une menace lorsqu'il n'a pas les mêmes buts qu'elle. Ainsi méprise-t-elle ses camarades du cours Désir qui ont cessé d'étudier et se préparent à se marier ; puis elle abandonne Lisa, une camarade de la Sorbonne, qui n'envisage pas de préparer l'agrégation et dont la tristesse, le scepticisme découragent la jeune fille. Elle favorise les amitiés qui la rendent heureuse comme celle d'Herbaud, de Pradelle qui sont des intellectuels qui se destinent à une carrière de professeur, et qui lui donnent des conseils de lecture et de travail.

Notre auteur nous raconte longuement les conversations qu'elle a avec eux, les livres qu'ils s'échangent pour justifier l'amitié qu'elle leur porte. Elle utilise pendant toute la première partie de La force de l'âge le champ lexical de la joie et du bonheur : « Je m'émerveillai de ma légèreté » ; « Quelle joie de pouvoir fermer ma porte » ; « avec quelle gaieté ». Cette joie de vivre est surtout due, apparemment à sa possibilité de s'isoler et de vivre sa vie sans le recours d'autrui si ce n'est celui de Sartre.

La jeune femme acquiert une grande autonomie intérieure grâce a son salaire, elle affirme d'ailleurs dans La force de l'âge : « travailler en soi n'est pas un but mais par là seulement on atteint une solide autonomie intérieure ».[277]

Pourtant, elle va connaître, de nouveau, cette traumatisante expérience de l'autre en rencontrant Camille, jeune femme avec laquelle Sartre a eu une liaison pendant plusieurs années. Celle-ci l'oblige aussitôt à relativiser son importance au sein du monde et la jeune femme est alors forcée de reconnaître l'existence d'autrui. En fait, si Simone de Beauvoir accepte l'existence de Camille c'est parce qu'elle n'a plus aucune confiance en elle. Après avoir rencontré Sartre, la jeune femme ne mène plus à bien le grand rêve d'écriture de son enfance, et elle s'adonne à ce qui est, selon elle, un dangereux parasitisme moral. Le bonheur de vivre la comble, et la travailleuse forcenée qu'elle a été a, à présent, de nombreux loisirs. Camille, elle, répète des rôles de théâtre, étudie et ne laisse pas comme Simone de Beauvoir la vie couler au fil des jours. Elle ne peut rejeter Camille à une place infime ne serait-ce parce que Sartre la tient dans une grande estime : « Sartre me parlait d'elle avec une chaleur qui ressemblait à de l'admiration ».[278]

Simone de Beauvoir est alors obsédée par Camille. Elle emploie des termes au sujet de la possession des consciences qui sont extrêmement forts. Elle n'admire pas suffisamment la jeune femme pour accepter l'idée qu'elle puisse lui être supérieure et elle ne peut pas conclure non plus qu'elle lui soit complètement inférieure car l'estime dans laquelle Sartre tient cette dernière l'oblige à accepter son importance. Le principal problème semble résider dans le fait que Camille ne correspond pas au modèle que la jeune femme a forgé pour juger les gens. Camille n'est pas une intellectuelle c'est une actrice, une artiste qui aime vivre et se regarder vivre : ainsi se pare-t-elle et s'habille-t-elle avec grâce, mode de vie que notre auteur réprouve.

De plus, Simone de Beauvoir (ces mémoires n'en sont-ils pas la preuve ?) a un certain idéal de la femme auquel Camille ne correspond pas du tout. Camille vit selon des mœurs libres et dans une semi-prostitution qui, en ce début des années trente, choque Beauvoir qui n'a eu qu'une liaison avec J.-P. Sartre. Camille allie à cette grande libéralité de mœurs une culture et une intelligence hors normes : elle lit Nietzsche, Stendhal et Dostoïevski, auteurs que Sartre lui a recommandé. Elle s’habille et se coiffe avec un goût qui trouble notre jeune professeur de philosophie. Camille est d'autant plus redoutable qu'elle allie toutes les qualités féminines que Beauvoir croyait inconciliables.

Dans les ouvrages que notre auteur écrira, quelques années plus tard, notre auteur multipliera ces figures de femmes fortes et autonomes qui savent allier intelligence et beauté, telles Paule dans les Mandarins ou Françoise, l'héroïne de L'invitée : elle éprouve une réelle admiration pour ce genre de figure féminine.

Une seconde rencontre avec autrui va de nouveau déstabiliser Simone de Beauvoir. Olga fut le troisième membre du trio Sartre-Beauvoir-Olga qui engendra de nombreux troubles émotionnels chez Beauvoir. Olga ne pouvait être oubliée ou rejetée comme l'avaient été précédemment les personnes qui risquaient de menacer l'indépendance de notre mémorialiste. Olga est, de plus, estimée par Sartre, elle représenterait selon ce dernier le symbole de la jeunesse et de la révolte. Olga est chargée d'une mission bien précise au sein de ce couple, elle doit raviver les couleurs éteintes du monde. Sartre et Beauvoir ont l'impression de revivre leur jeunesse et le lecteur attentif remarque de fortes coïncidences entre les dernières pages des Mémoires d'une jeune fille rangée et les passages narrant les relations du trio : Beauvoir veut faire croire à son lecteur qu'Olga a été capable de ranimer les couleurs de sa jeunesse. Olga est inattaquable car elle est le modèle de la jeunesse que Beauvoir n'a pas connu : elle se soucie peu de l'avenir et n'aime que vivre dans l'instant présent. Olga est l'exacte opposée de la jeune fille rangée qu'avait été Simone de Beauvoir pendant toute son adolescence. L'importance d'Olga ne peut être amoindrie sur aucun point tant leurs systèmes de valeurs sont différents.

Autrui devient alors l'Autre par excellence, Simone de Beauvoir ne peut pas la comprendre. Olga est la conscience à redouter dont il faut se protéger, elle risque de détruire la belle confiance que notre auteur a ou plutôt désire avoir en elle.

Tuer Olga revient une fois de plus à nier le problème que peut lui poser autrui. Elle est tellement incapable d'affronter autrui qu'elle ne peut le faire que par le biais de la littérature. Toute l’œuvre de Simone de Beauvoir peut être envisagée comme autant de miroirs reflétant la conscience de l'autre : Les Mandarins, prix Goncourt de 1954, envisage le conflit des consciences au sein d'un couple d'intellectuels, L'Invitée nous présente comment une conscience peut risquer de détruire un couple établi depuis de nombreuses années tandis que Le Deuxième Sexe raconte les rapports douloureux entre l'homme et la femme, chacun des deux sexes étant pour l'autre, "l'étranger".

Simone de Beauvoir n'envisage qu'une seule solution pour diminuer l'importance qu'elle donne à autrui pendant les années trente : elle doit oublier sa présence et le considérer comme un élément qui n'existe pas ou plutôt qui existe de façon totalement superficielle et qui ne peut la toucher. Ainsi reste-t-elle insensible à la gravité des événements politiques des années trente. Elle veut, avant tout, sauvegarder son bonheur et refuse d'accepter la gravité du phénomène de la montée du nazisme. Simone de Beauvoir ne lit pas la presse, ne se renseigne pas sur la signification de certains événements politiques. La montée du Troisième Reich ne trouve pas d'écho en elle. Elle retrouve l'attitude de son enfance pendant la Première Guerre mondiale lorsqu'elle affirmait peu se soucier de savoir qui gagnerait la guerre, car de toutes les façons, ce seraient toujours les hommes qui gagneraient. Vouloir sauvegarder son bonheur à ce prix la rend insensible à la souffrance de l'autre.

Elle ne se préoccupe pas de la grande crise de 1929, ni de la montée du chômage aux États-Unis ou en Europe qui en découle. Elle reste fidèle à son existence de professeur et continue à dresser des emplois du temps minutieux, des horaires qui préservent son bonheur : elle refuse de consommer une rupture avec son passé. Le monde autour d'elle a changé et la jeune femme refuse cette modification. Elle est, pendant toute cette période de l'avant-guerre, occupée par des "futilités". Elle ne fréquente qu'un cercle restreint d'amis, et nous raconte des détails parfois inutiles, voire agaçants au sujet de leurs habitudes, de leurs manies. Elle inflige au lecteur l'histoire du beau Marco, agrégatif de lettres, que Sartre avait rencontré à la Cité Universitaire, et s'empresse de nous donner des détails sur la calvitie du bel agrégatif ou bien sur les cours de chant qu'il prend. Notre auteur semble se complaire dans l'énumération des détails, dans de longues listes sur ses amis, ses loisirs, ses emplois du temps dans la période de la juste avant-guerre. Les chapitres trois, quatre et cinq qui sont ceux qui retracent cette période sont étrangement construits : les anecdotes les plus intimes suivent la narration des faits les plus graves. Elle explique dans le chapitre cinq la rébellion franquiste puis nous décrit la chambre qu'elle occupait à l'hôtel Royal-Bretagne. Elle mêle les faits intimes, les détails insignifiants de la vie quotidienne et qui ont juste une valeur sentimentale pour notre auteur. Certes, ces faits intimes, ces détails nous permettent de mieux connaître Simone de Beauvoir et de pouvoir dresser son portrait mais ils ont l'air bien ridicule face aux événements graves qu'elle nous raconte.

Témoin privilégié de son temps par son position d'intellectuelle, et de professeur, Simone de Beauvoir n'est pourtant pas capable de distinguer dans les journaux les faits essentiels des faits divers : elle s'intéresse beaucoup plus aux personnes individuelles et à leurs maladies ou à leurs étrangetés qu'aux grands mouvements des masses, des foules, et à la signification des partis politiques. Elle ne se préoccupe toujours pas réellement d'autrui mais simplement de cas particuliers : les malades mentaux, les voleurs, les parricides l'intéressent en premier lieu. Elle travaille et approfondit ses idées sur la société grâce à Violette Nozières ou aux sœurs Papin mais elle ne s'occupe que de ces particuliers, les études sociales qui lui permettraient de s'occuper de la société dans son ensemble et de la comprendre sont systématiquement refusés par elle. Elle ne s'occupe que des procès, des affaires de mœurs qui défrayent la chronique c'est-à-dire de tous les faits divers qui mettent en question la bourgeoisie et montre qu'elle est "détestable".

Partant de toutes ces données, Simone de Beauvoir construit déjà ces "charges" contre la bourgeoisie qui, après la guerre, rendront célèbres son œuvre et celle de Sartre : « Autant que les crimes, les procès retenaient notre attention, le plus morne met en relief le rapport de l'individu à la collectivité ».[279] Pourtant, elle ne s'intéresse, nous l'avons vu ni à la société dans son ensemble ni aux individus, car elle ne cherche pas à comprendre l'un ou l'autre. Elle ne s'intéresse ni aux études sociales, ni à la psychologie et elle rejette la notion d'inconscient freudien. S'occuper de l'autre par le biais des faits divers lui permet d'éviter une véritable confrontation avec celui-ci : elle ne s'intéresse qu'aux cas marginaux de la société, aux exclus, c'est-à-dire à des personnes qui ne la toucheront jamais réellement.

L'autre, tel qu'il est raconté dans les faits divers est très éloigné de sa vie, de ses expériences. Surtout la jeune femme d'une trentaine d'années qu'elle est, ne se passionne que pour les faits divers qui montrent la bêtise, la nullité de sa classe d'origine, elle est encore imprégnée de sa haine pour la bourgeoisie. Elle se souvient également de son enfance et de son adolescence malheureuses lorsqu'elle observe ses élèves en faisant ses cours. La mémorialiste prend vite le dessus et ramène à son "moi" les faits divers. L"'autre" n'est considéré qu'en tant qu'il est un moyen de comparaison possible avec elle-même et non pas dans son authenticité, dans sa spécificité.

Cette attitude qui consiste à éviter toute confrontation avec l'autre se poursuit lors de ses excursions, de ses voyages. En Espagne, en Allemagne, en Italie, la montée des partis fascistes la préoccupe peu. Ainsi la description de sa première rencontre avec les chemises noires au détour d'une rue de Milan occupe-t-elle peu de place. Elle préfère raconter très longuement les merveilles des fresques de la vieille cité, des musées qu'elle visite, de la beauté des Tintoret. La jeune femme raconte avoir pleuré de rage en apprenant qu'elle n'aurait pas le temps de voir les lacs. Après sa rencontre avec les chemises brunes, cette réaction nous semble déplacée.

Notre auteur préfère visiter les monuments, les sites naturels plutôt que de s'occuper de la réalité politique, pourtant extrêmement grave en ce début des années trente, de ces pays d'Europe. Simone de Beauvoir visite en règle générale le pays le plus souvent seule ou parfois avec Sartre et elle ne se mêle pas avec les habitants. Elle pense trouver plus facilement la vérité d'un pays en visitant ses monuments, en comprenant son passé qu'en se mêlant à la vie quotidienne de ses habitants. Ses voyages soulignent combien Simone de Beauvoir a été imprégnée par l'enseignement de la Sorbonne : elle ne veut pas connaître la singularité d'un pays mais vise à le découvrir dans sa globalité.

Elle établit au cours de ses visites des emplois du temps maniaques et assigne à chaque moment de ses voyages la découverte d'un nouveau lieu. Elle visite un pays comme autrefois elle feuilletait les atlas dans le bureau de son père : « Tant de choses m'exigeaient ! Il fallait réveiller le passé, éclairer les cinq continents, descendre au centre de la terre et tourner autour de la lune... ».[280]

Sillonner un pays systématiquement lui permet d'éviter de voir ce qu'elle ne désire pas remarquer, la réalité politique du pays lui échappe car elle ne souhaite pas la connaître.

Sa volonté d'oublier le monde extérieur, sa vocation de mémorialiste lui permet d'éviter de se poser trop de questions sur la réalité politique. Adolescente, elle s'était repliée sur elle-même pour oublier le climat tendu de la maison familiale et les reproches que lui adressèrent ses parents. La jeune femme retrouve cette attitude lorsque la réalité politique de l'Europe devient grave, elle refuse de perdre son insouciance, sa joie de vivre et s'enfonce en elle-même.

Le lecteur d'aujourd'hui ne peut qu’être surpris en remarquant combien Simone de Beauvoir était fermée à la réalité politique de l'Europe en ce début des années quarante. Elle visite l'Europe de façon touristique. En 1941, elle écrit L'Invitée, roman sur le conflit des consciences et les divers moyens possibles pour détruire la conscience de l'autre.

L'autre est considéré comme un élément pouvant diminuer sa souveraineté, inquiéter la suprématie de son moi. Elle reste très abstraite et n'élève jamais le débat au niveau des conflits sociaux ou politiques. La discussion qu'elle a avec la jeune Olga montre combien Beauvoir était peu objective. Simone de Beauvoir considère les individus sans tenir compte des problèmes que peuvent leur causer l'appartenance à un groupe religieux donné : « Olga me demanda un jour ce que ça signifiait au juste d'être juif. Je répondis avec autorité : "Rien. Les juifs, ça n'existe pas : il n'y a que des hommes." Elle me raconte beaucoup plus tard quel beau succès elle s'était taillée en entrant dans la chambre du violoniste, et en déclarant : "Mes amis, vous n'existez pas !" ».[281]

Simone de Beauvoir dans cette période d'avant-guerre se met en scène dans L'Invitée à travers la figure de Françoise : elle confirme la vocation de mémorialiste qui est la sienne depuis l'enfance mais ne se préoccupe toujours pas des événements politiques.

Face à la situation en Allemagne, à la création des premiers camps d'internement, Simone de Beauvoir refuse d'accepter la réalité et ne s'occupe que de la construction de son bonheur. La jeune femme a besoin de beaucoup d'arguments pour regarder la réalité, c'est d'abord lorsque Sartre lui dit que la guerre est inévitable qu'elle commence à s'intéresser au monde réel. Elle réalise qu'elle n'a jamais observé autrui tel qu'il est réellement mais qu'elle a projeté sur lui ses désirs, ses envies. Autrui n'est qu'un double d'elle-même. Elle n'a pas découvert l'autre car sa conscience était trop hermétiquement fermée sur elle-même.

C'est pendant la guerre que Simone de Beauvoir va enfin s'ouvrir à l'autre. A la déclaration de guerre en 1940, Sartre part au front et Simone de Beauvoir est touchée par la peur, et une profonde angoisse pour la première fois de sa vie. Elle partage alors la condition de toutes les femmes.

Pour la première fois dans sa vie, Simone de Beauvoir ne connaît pas une situation hors norme, exceptionnelle. Son angoisse et son anxiété sont si fortes que le sol bascule sous ses pieds et qu'elle commence à tenir un journal de guerre. Ce journal lui permet de lui lutter contre des sentiments envahissants. Le lecteur du journal réalise que la conception de l'autre de Simone de Beauvoir bascule, l'autre commence, enfin, à exister. Elle l'observe d'abord de loin puis nous donne son avis sur l'attitude de "l'autre" d'abord sous forme de notes brèves. Les privations contre lesquelles elle s'ingénie à lutter la place, qu'elle l'accepte ou pas dans la même situation que la majorité des Français : « L'hôtel où je m'installai était néanmoins plus sordide que je ne l'aurais souhaité... » [282] Elle nous renseigne sur les ruses qu'elle emploie pour échapper aux contraintes de la vie quotidienne :

« Au Flore, il ne faisait pas froid, des lampes à acétylène donnaient un peu de lumière quand les ampoules s'éteignaient... L'hiver surtout, je m'efforçais d'y arriver dès l'ouverture pour occuper la meilleure place, celle où il faisait le plus chaud, à côté du tuyau du poêle ».[283]

Elle renonce à son rêve, qui jusqu'alors ne l'avait jamais trahi, de diriger seule sa vie par la seule force de sa volonté. Comme toutes les femmes pendant la guerre, elle est dépendante des difficultés matérielles. Comme les femmes qui ont un "homme" au front elle attend son retour :

« Est-ce qu'ils rentreront ? Est-ce qu'ils ne rentreront pas ? On raconte des histoires de soldats qui se ramènent vêtus en civil, le jour où s'y attend le moins. Au fond, j'espérais presque trouver Sartre tout souriant à la terrasse du Dôme : mais non, c'est la même solitude qu'à l'arrière en plus irrémédiable ».[284]

La jeune femme tente d'oublier ses tristes pensées en s'occupant, elle va à la Nationale lire Hegel, commence à écrire le roman qui sera plus tard L'Invitée mais à travers son journal c'est surtout sa solitude qui nous frappe. Le champ lexical du désespoir est très présent tout au long du journal : « Je suis un peu inquiète », « Je suis malheureuse », « Je continuai à souffrir de mon isolement ».[285]

L'autre n'est plus une menace contre laquelle elle doit se battre, c'est à présent le monde extérieur qu'elle redoute plus que tout : « le monde est informe » [286] ; « La vie avait cessé de se plier à mes volontés ».[287] La jeune femme doit s'ouvrir au monde pour apprendre à lutter contre lui.

Elle quitte le solipsisme de son enfance et de son adolescence et s'ouvre au monde et aux hommes qui l'habitent. Toutefois cette transformation ne se fait pas sans heurt, et pour ce faire, la femme a besoin de son journal. Elle a été persuadée jusqu'à la guerre que l'action suffisait à donner un sens à la vie :

« Déjà à dix-neuf ans, j'étais persuadée qu'il appartient à l'homme, à lui seul, de donner un sens à sa vie, et qu'il y suffit, cependant je ne devais jamais perdre de vue ce vide vertigineux, cette aveugle opacité d'où émergent ces élans : j'y reviendrai ».[288]

Au début de 1942, Simone de Beauvoir ne peut plus se contenter de vivre seulement pour elle-même mais doit se préoccuper de tous. Sartre l'incite à se débarrasser de son solipsisme. Il théorise cette découverte sous la notion de situation, qui connaîtra son heure de gloire après la seconde guerre mondiale. Dans son camp de prisonnier, Sartre a réussi à se faire connaître, à monter une pièce de théâtre. Il a découvert la solidarité et la camaraderie. L'homme est "en situation" dans un pays, une époque donnée et doit l'accepter sans se cacher la vérité même si elle lui déplaît : sa liberté dépend de son attitude à l'égard de sa situation. Sartre expose à Simone de Beauvoir sa théorie sur la "situation" de l'homme. Elle nous raconte leur discussion dans son journal à la date du 10 janvier 1942 :

« Au début de février, j'allai attendre Sartre à la gare de l'Est. La semaine se passa en promenades et en conversations. Sartre pensait beaucoup à l'après-guerre : il était bien décidé à ne plus se tenir à l'écart de la vie politique. »[289].

La notion de "situation" est la découverte essentielle de notre auteur durant cette période de l'avant-guerre et de la guerre. Elle nous montre sa découverte progressive de l'autre et comment elle a compris que la conscience de l'autre était nécessaire pour se comprendre elle-même. Elle est en situation dans un pays, une époque et ne veut plus y échapper. Elle découvre la notion de la solidarité. Cette transformation s'effectue progressivement tout au long de La force de l'âge mais n'est synthétisée qu'au chapitre sept, c'est-à-dire au dernier chapitre, du deuxième volume de ses mémoires. Elle se détache d'Hegel qui considère que seule est importante la fin de l'histoire, et que l'existence d'un individu à une époque donnée a peu de valeur. Sa lecture d'Hegel au début de la guerre est emblématique : elle accepte ses théories avec enthousiasme afin d'oublier le monde qui l'entoure puis le rejette et décide de lutter au côté de ses concitoyens ; une fois de plus le lecteur découvre le sens de ses mémoires en même temps qu'elle :

« Je continuai à lire Hegel que je commençais à mieux comprendre, dans le détail, sa richesse m'éblouissait. L'ensemble du système me donnait le vertige. [... ] Maintenant, j'avais appris des philosophies qui collaient à l'existence, qui donnaient sa valeur à ma présence sur terre, et je ne pouvais m'y rallier sans réticence... Plus j'allais, plus - sans cesser de l'admirer - je me séparai d'Hegel. Je savais à présent que, jusque dans la moelle de mes os, j'étais liée à mes contemporains ; je découvris l'envers de cette dépendance : ma responsabilité... Mon salut se confondait avec celui du pays entier ».[290]

Ses mémoires narrent sa progressive découverte de l'autre. A la fin des Mémoires d'une jeune fille rangée, elle fait la connaissance du milieu des intellectuels de gauche, relativise l'importance qu'elle se donnait à elle-même et découvre qu'elle n'est pas la Conscience Unique qu'elle croyait être :

« Mais tout de même, après tant d'années d'arrogante solitude, c'était un sérieux événement de découvrir que je n'étais ni l'unique, ni la première : une parmi d'autres, et soudaine incertaine de ses véritables capacités. Car Sartre n'était pas le seule qui m'obligeât à la modestie : Nizan, Aron, Politzer avaient sur moi une avance considérable ».[291]

Nous comprenons pourquoi notre auteur ne pouvait que donner le nom de Mémoires à l'œuvre racontant ses souvenirs. Ceux-ci racontent comment elle a découvert l'existence d'autrui et s'est tournée vers le monde extérieur. A cet égard, nous serions tentés d'affirmer que les Mémoires d'une jeune fille rangée sont plus près du genre de l'autobiographie puisqu'elles sont plutôt centrées vers le "moi" de Simone de Beauvoir alors que La force de l'âge et les volumes qui suivent se focalisent sur des événements extérieurs. Le titre La force des choses (troisième volume de ses mémoires) est révélateur, les éléments extérieurs ont forcé Simone de Beauvoir à se débarrasser de son solipsisme. De plus, l'ouvrage a une visée didactique, Simone de Beauvoir veut inciter le lecteur à s'ouvrir au monde extérieur, à le découvrir et à agir. Nommer l'histoire de sa vie "Autobiographie" aurait été trop ouvertement en contradiction avec l'ouvrage.

Le sens de ses Mémoires n'est pas simplement à chercher dans l'évolution de son moi mais également dans le monde extérieur. La façon dont Simone se projette vers l'autre est le reflet de son "moi".

Les mémoires ne sont pas centrés sur notre auteur mais mettent également en jeu son rapport à l'autre. Cette mise en scène du rapport à l'autre s'organise en plusieurs étapes. D'abord, cette quête de l'autre s'est effectuée par la recherche d'un double dès son plus jeune âge.

 

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[243] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 37.

[244] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 55.

[245] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 55.

[246] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 66.

[247] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 66.

[248] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 20.

[249] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 32.

[250] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 85.

[251] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 82.

[252] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 83.

[253] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 59.

[254] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 60.

[255] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 64.

[256] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 85.

[257] La force de l'âge, p. 74.

[258] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 23.

[259] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 25.

[260] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 147.

[261] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 151.

[262] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 19.

[263] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 266.

[264] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 241.

[265] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 241.

[266] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 241.

[267] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 343.

[268] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 361.

[269] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 390.

[270] La force de l'âge, p. 28.

[271] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 320.

[272] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 266.

[273] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 194.

[274] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 266.

[275] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 252.

[276] La force de l'âge, p. 50.

[277] La force de l'âge, p. 418.

[278] La force de l'âge, p. 85.

[279] La force de l'âge, p. 151.

[280] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 97.

[281] La force de l'âge, p. 191.

[282] La force de l'âge, p. 604

[283] La force de l'âge, p. 604.

[284] La force de l'âge, p. 540.

[285] La force de l'âge, p. 390.

[286] La force de l'âge, p. 501.

[287] La force de l'âge, p. 501.

[288] La force de l'âge, p. 625.

[289] La force de l'âge, p. 492.

[290] La force de l'âge, p. 538-539.

[291] Mémoires d'une jeune fille rangée, p. 480.